On arrive à Las Vegas comme, après un sommeil agité, on ouvre les yeux sur un décor qui semble inconnu et irréel. Tout tourne autour de nous, mais dans quel sens ? Le monde est à l’envers, comme perçu à travers un zootrope détraqué. Sur les parois internes, une sorte de chasse au trésor est représentée, des petits bonshommes courent après des machines à sous, à moins que ce ne soit l’inverse ? On se frotte les paupières. Se souvient-on seulement avoir serpenté toute la journée en voiture de location sur la route de brique jaune qu’évoque ce fameux désert de Mojave ? Alors que rien ne laisse supposer qu’une ville peut bien avoir été construite à son bout, au milieu de rien, une seconde vision s’inscrit devant nos yeux, par l’un des interstices qui permet l’entrée dans la ville. C’est désormais une oasis étrange qui apparaît, peuplée de filles coiffées en palmier – style Vanessa Paradis sur la pochette de Manolo Manolete – s’agrafant à l’infini des boucles d’oreilles à l’effigie du dollar. Cette portion de territoire, ce bout de ville dans la ville porte un nom tout indiqué : Paradise. De la place du mort, on y pénètre comme dans un rêve.
     Tout y est néons. Sur l’asphalte en fusion, en formation de ballet, prêtes à briller dès qu’on les frotte d’assez près, toute une collection de lampes magiques aux formes d’amphore : bimbos incendiaires, starlettes aux pare-chocs lustrés, influenceuses invisalignées… La mécanique est bien huilée. Les visiteurs sont immanquablement aveuglés ! Ces sirènes à la chair desséchée par les UV ne chantent pas mais produisent le même genre d’effet que celles de L’Odyssée… Mieux vaut avancer le regard voilé. Le ciel lui-même semble porter des lunettes de soleil Carolina Lemke aux reflets argentés qui irisent les façades changeantes des immeubles ; les nuages incandescents, tendance Arizona Dream, chassés par des rafales de vent sucré, terminent leur chute dans la piscine du Mandalay Bay, se mêlent à la mousse et recouvrent les bikinis fluo d’une fine pellicule couleur « bonbon de coton » (puisque c’est ainsi qu’on appelle la barbe à papa dans la ville des sugar daddies) ou planent à la surface de l’eau en feu follets ; les lumières des chambres d’hôtel sont des torches qui brûlent l’argent que les occupants jettent par les fenêtres et les feux de Bengale, amarrés au fond des verres à cocktails qu’aligne le serveur en veste de soie blanche cintrée sur le comptoir en marbre – imitation voie lactée – qui s’enroule autour de la piscine en spirale enchantée, scintillent et crépitent comme une nuit de 4 juillet. Dans l’ombre violacée des palmiers inventés pour l’occasion, de l’autre côté de la route, presque dans un autre monde : l’hôtel MGM Grand et sa structure en croix, Cité d’Émeraude qui illumine tout le strip en vert billet. Chaque soir, David Copperfield le fait apparaître de la scène du Hollywood Theatre situé au rez-de-chaussée du casino adjacent.
     Comment a-t-on atterri ici ? Ça ne ressemble d’ailleurs plus vraiment à la terre… Pour clôturer notre road trip sur la côte ouest des États-Unis, David (Vesper, pas Copperfield) et moi sommes venus assister à un combat de boxe, notre premier. Une occasion en or ! Il n’y a que ça ici, c’est facile. Nous passerons deux jours dans la ville avant de reprendre l’avion pour Los Angeles pour le match entre les Lakers et les Clippers. Je gare la voiture, sans paniquer (pour une fois), dans l’un des parkings géants de l’hôtel et nous entrons par la grande porte, accueillis par les peignoirs et les gants de Floyd « Money » Mayweather, reliques de victoires accrochées dans d’immenses vitrines dorées. Ils ont même construit un mini-ring dans le hall d’accueil, au cas où des clients déçus de l’accueil voudraient en venir aux mains et transformer une hôtesse en sac de frappe ? Elles font plutôt sacs à foutre agréables et accommodants, à première vue. En y regardant de plus près, on s’aperçoit vite que l’industrie du tourisme, justement, et des services en général, fonctionne correctement dans ce pays horrible, un vrai miracle. C’est l’un de ses rares aspects positifs. Le personnel est pourtant sous-payé au lance-pierre… L’optimisme américain pousse peut-être les employés à espérer qu’un jour, par erreur, une pépite d’or se glisse dans l’élastique ? Les serveuses se baladent bien avec des billets dans celui du string, tout est possible.
     Le check-in vite expédié, nous prenons possession de notre chambre Stay Well Grand Queen aux accents healthy avec purificateur d’air, aromathérapie, lumière « énergisante » et mobilier en cèdre. L’expérience rajeunissante – c’est l’accroche marketing – est supervisée par Deepak Chopra, charlatan New Age et gourou AltMed, grand ami de Michael Jackson, qui se propose de prendre notre bien-être émotionnel en main après avoir tenu pendant des années celle gantée du roi déchu de la pop, avec quels résultats. Je jette mon sac sur le matelas à mémoire de forme et ouvre une bouteille d’eau aromatisée à slogan prometteur : « L’hydratation est l’essence de la beauté », peut-on lire sur l’étiquette minimaliste, en police Zoolander blanche sur fond noir. Je me demande si je gagne instantanément quelques années d’espérance de vie ? Dans le miroir de courtoisie lumineux de la salle de bains, mes sillons nasogéniens semblent étrangement atténués.
     « C’est tout froissé… » Dans sa barbe, David se plaint de l’état des costumes qu’il sort de sa valise et accroche, déprimé, dans le dressing hypoallergénique de la chambre. L’angoisse continue alors qu’il croise son reflet dans la porte coulissante en verre.
     — En plus, je suis trop long derrière… Pff, j’espère qu’il y a un coiffeur dans l’hôtel.
     — Viens voir ! Ils ont un siège noir dans les toilettes, comme tu veux mettre à l’appart’.
Je me brosse mal les dents en regardant l’heure qui apparaît en surimpression sur le miroir. Il ne va pas falloir trop traîner, le combat commence à 20h45. On se change rapidement, d’aucuns diraient qu’on se déguise, et direction la MGM Grand Garden Arena, au rez-de-chaussée de l’hôtel. Dans l’ascenseur, je rassure David en lui rappelant que Patrick Swayze a bâti toute sa carrière sur un mulet.
     Deux ouvreuses, des jumelles dont le cul qui dépasse des hot pants n’a rien à envier à celui que partagent les jumelles Tantot (@mathildtantot et @popstantot sur Instagram) nous guident vers nos places en ondulant : Zone E, Section 15, rang M. Après Mayweather vs McGregor, Logan Paul vs KSI, pour remplacer Booba vs Kaaris et en attendant Vesper vs Rouchet (David a dans l’idée de défier sur le ring tous les ennemis autoproclamés d’Adieu), c’est encore un combat de célébrités qui nous attend, et pas n’importe lesquelles.
     Dans le coin gauche, bien gauchisant, celui de ces ordures de gauchos (et pas ceux qu’allait rejoindre La Vigue en Argentine en 1948), engoncée dans ce qui ressemble ironiquement à un burkini qu’elle déteste, cagoule sur le visage et, en cerise sur le gâteau à lèvres fines et mesquines qui lui sert de bouche, une petite pomme rouge en plastique qui fait office de bâillon BDSM, empêchant littéralement tout son de sortir de ce trou dégueulasse : SJW. SJW ? Mais quel Social Justice Warrior ? On ne sait pas bien, justement, qui se cache réellement sous la tenue grotesque mais, de corps, ça ressemble plus à Clémentine Autain ou Bilal Hassani qu’à Muriel Robin. Toujours est-il que « SJW » est là. Pas à une contradiction près, la voici prête à en découdre, venue exprès de France soutenir la cause des femmes battues, en allégorie combattante. Un.e pour tous, tous pour que la parole se libère !
     Dans le coin droit, dissonante ici comme ailleurs, semblable en cela au bruit clinquant produit par la cloche dorée comme les jambières Chanel (collection Automne-Hiver 2018) qui lui moulent les mollets alors qu’elle monte sur le ring, gonflée de silicone, de collagène, le brow lifté, les pommettes rehaussées, la mâchoire affinée mais acérée, les courbes profilées grâce au fat transfer pour cul atomique bien dosé, le centre de gravité suffisamment bas pour lui assurer une tenue de route digne des futures Tesla sans volant, laissant au spectateur à l’imagination fertile une myriade de possibilités de fantasmes, tout un champ des possibles (pourquoi pas une levrette sans les mains ?), littéralement masquée grâce à la palette Sooo Fire by KKW… Oh, zut, le mot, le nom plutôt, est lâché. Cachée derrière ces trois initiales et sous le peignoir italien Versace, la reine de l’hyper-réalité virtuelle : Kim Kardashian West.
 

Masque et lunettes KKW x Carolina Lemke


     Un peu plus tôt dans la soirée, dans la loge designée par Axel Vervoordt, Kim est pensive, absorbée par son propre reflet. Elle voit défiler sur son visage tous ceux que Mario, son maquilleur star roi du contouring (la technique de maquillage permettant de modifier ses traits, d’affiner son nez ou de creuser ses joues par un subtil jeu d’ombres et de lumières), y a dessinés pendant leurs dix années de collaboration : Cher, Pamela Anderson, Cléopatre, Audrey Hepburn, Marie-Antoinette, Marilyn… Elle commence à s’y perdre mais pas question d’être comme ces gens qui ne portent qu’un seul visage toute leur vie ! Ils sont si nombreux, satisfaits de celui qu’on a bien voulu leur donner. Visiblement, il leur suffit. Mais quel soin en prennent-ils ! Ils le traînent partout, le déforment en éclats de rire, l’arrosent de larmes, le laissent sécher au soleil comme un vieux drap jeté sur un fil. Avec le temps, il se salit, s’écaille, commence à se fissurer… Et pourtant, toujours le même. Ils s’y accrochent comme du lierre à une façade délabrée. Kim garde les siens dans un dressing de sa maison de Calabasas. Peut-être North et Chicago en auront-elles besoin un jour ? Il lui arrive également de les prêter à d’autres, plus en âge de les porter, pour les besoins de la promotion de la collection Yeezy Season 6 par exemple – certainement la meilleure ou en tout cas la plus iconique des collections de Kanye, avec le combo brassière / leggings / talons en taupe, sable, charbon et l’inévitable nude. Sur les photos, on voit Paris Hilton, Stass la copine de Kylie, les instagrammeuses à gros seins Abigail Ratchford, Lindsey Pelas ou Sahara Ray ou encore les actrices porno Lela Star et Abella Danger, littéralement en Kim, porter les vêtements de Kim, avec les cheveux de Kim, la tête de Kim. On peut reproduire l’effet chez soi. Il suffit d’acheter une paire de lunettes de soleil, le visage est fourni avec.
     L’année dernière, Kim portait des gants du même blanc que ceux qu’on lui attache aujourd’hui, mais il n’était alors pas question de boxe. Elle s’était transformée en Jackie Kennedy, le temps d’un éditorial intitulé America’s new First Lady. Bien sûr, l’idée a fait son chemin. Maintenant, elle se verrait plutôt présidente, carrément, en 2024, même si elle ne le dit pas encore. Kim continue son tour d’horizon d’un visage aussi parfait que sa vie. Elle aperçoit au coin de son œil droit – dans les pigments pailletés Golden Ember et Molten Magma de son fard à paupières qui se mélangent comme les pétales de robe coloriés à la main de la Danse serpentine des frères Lumière –, le souvenir diffus d’une scène particulière, le jour où elle a pris conscience que l’image qu’elle avait créée avec tant d’attention ne la satisfaisait plus. Inspirée par un livre que lui avait prêté Larsa Pippen (la femme de Scottie), elle avait même couché ses émotions sur le papier jaune virtuel de l’application Notes de son iPhone 4S, ou était-ce déjà le 5 ? Siri venait de faire son apparition, ça changeait tout. Finis les cliquetis des faux ongles sur l’écran. Kim ouvre l’appli et scrolle en vitesse. Les années défilent sous ses faux cils : 2019, préparatifs pour l’anniversaire de Northie (ballons en forme de boules de chewing-gum colorées, oursons en gélatine géants, sièges en formes de champignons…) ; 2018, idées de tenues pour le shooting Victoria’s Secret ; 2016, plan de table pour l’aftershow du défilé Yeezy Season 3… Ah, voilà ! 2012.
     « Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai trente-deux ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. Reprenons : j’ai tourné en 2002 une sextape qui est mauvaise, je me suis fourvoyée dans des relations qui ne m’ont rien apportées, j’ai été la styliste de Paris Hilton… J’ai finalement réussi à occuper l’espace médiatique dans sa totalité. Tout cela m’était vital mais dans quel but ?
     Il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier fragment d’une action.
     Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer et réfléchir, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on boit son smoothie amandes / banane ? Oui, c’est possible.
     Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible que l’on ait recouvert cette surface – qui après tout eût été encore quelque chose –, qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles pendant les vacances d’été ? Oui, c’est possible. » 
     Kim récite en vocal fry, la voix qui grésille, celle qui faisait bander quand on découvrait Britney Spears l’employer en 98 sur …Baby one more time. Kanye l’écoute en silence, ce silence un peu trop long qui met les intervieweurs mal à l’aise quand il l’emploie. Kim y est habituée, elle attend le verdict.
     « Being perfect don’t always change shit, bruh. Fuck winning, fuck looking cool. Fuck being cool. Fuck all that, bruh. » Toujours aussi cryptique…
     — Mais attends, tu me ressors ton rant de Sacramento ! Quel rapport ?
     — I mean, shit… It be what it be !, conclut Mr West en secouant les épaules. 
     Réveillé par le bruit de ces vérités illuminées, le loulou de Poméranie du couple saute des genoux de Kanye et vient se réfugier sur ceux couverts de fond de teint et de bronzer KKW Beauty de Kim. Le chien miniature, ses fines pattes posées sur l’accoudoir d’une blancheur dorée – semblable aux cuisses de sa maîtresse –, le museau attentif, suit les coups de pinceaux sur le corps de Kim comme s’il s’agissait de la réalisation d’un tableau de maître. C’en est un ! Le modèle, qui est déjà une œuvre d’art en soi, est recouvert de différentes couches pour le sublimer à l’infini. On efface et on recommence tous les jours, en mieux. Il n’est pas rare que les artistes peignent par dessus leurs anciennes compositions, comme en témoigne le portrait de femme dissimulé sous la prairie du Coin d’herbe de Van Gogh « mis à jour » en 2008. Il arrivait fréquemment que ses toiles soient réutilisées, faute d’argent pour en acheter de nouvelles. L’argent, ce n’est pas ce qui manque chez les Kardashian, ce qui permet à Kim d’expérimenter chaque jour de nouveaux artifices. Ce n’est pas la nature qui embellit la beauté, seulement les produits qui empruntent leur nom aux éléments : La Mer, La Neige… N’est-ce pas Baudelaire lui-même qui regardait « la parure comme un des signes de la noblesse primitive de l’âme humaine » ? Kim a retenu la leçon du plus maudit des poètes et l’applique à la lettre sur son corps de déesse : la femme doit se dorer pour être adorée. Elle pousse à l’extrême-onction d’huile prodigieuse ce pour quoi elle et toutes les autres femmes existent aux yeux du monde : leur corps et leur beauté. Le maquillage n’a pas à se cacher…
     Les invités prennent place, le clan Kardashian / Jenner est au premier rang : Kris est en petite robe noire stricte Balmain, Khloé a son carré blond et des kilos en trop, Kylie une très longue queue de cheval à la Ariana Grande et du rouge à lèvres mat, Kendall fait gouine en Givenchy, Kourtney est invisible, comme à son habitude… Les mecs suivent de près. Travis Scott est là, avec ses tresses à la Coolio et son t-shirt Pantera ; Scott, l’ex de Kourt, a Sophia Richie (la fille de Lionel) à son bras ; Kanye, prototype de Yeezys inconnu aux pieds, discute avec Virgil Abloh. Caitlyn est de la partie, mais dans quel « genre » lea ranger ? Iel semble vraiment heureuxse d’être inclus.e à la petite fiesta, ellui qui est toujours mis.e à l’écart. L’erreur de la nature qui l’escorte, c’est saon ami.e Sophia Hutchins, également trans, bien sûr.
     Une partie des lumières s’éteint dans la salle. C’est le coup de l’hymne national. Main sur le cœur, air patriote… Billy Joel s’y colle, le gros Elton John du coin dont tout le monde se fout en France descend du plafond, en équilibre sur une plateforme circulaire, arnaché à son piano à queue par des fils en acier qui dépassent de sa veste de smoking en velours. Le système ressemble à celui utilisé par Axl Rose en 2012 sur November Rain, quand les Guns (N’ Roses) faisaient leur série de concerts à Vegas. On aurait préféré un Sunday Service dont Kanye a le secret.
     Le chemin de croix pour parvenir à cette perfection statuesque aura été jonché d’approximations. Avant 2012 et l’apparition du messie Kanye (le messye ?) dans sa vie, Kim errait dans les limbes de la télé-réalité. C’est sur les billards de Cedars-Sinai et dans les bras de son dieu qui la parera de ses plus beaux atours créés pour l’occasion – maintenant qu’Adidas lui a donné les clés du royaume de la mode – qu’aura lieu la résurrection : Kim is Risen, et pas seulement grâce aux soins capillaires à base d’huile de ricin et aux crèmes anti-âge pleines de rétinol qu’elle utilise. Après la chirurgie reconstructrice, la divinisation consolidatrice. Comme il convient de réformer la nature, de gommer tout ce qu’elle a de grossier et de platement terrestre, au maquillage peuvent s’ajouter la médecine esthétique – moins invasive que la chirurgie ou les caméras de Keeping up with the Kardashians –, voire Facetune, l’application mobile qui permet, du bout des doigts, de retoucher en deux temps trois mouvements son visage, son corps, ses imperfections, son gros nez, tout ce qu’on veut.
     Bien sûr, tout le monde se sert de Facetune, en partie parce que Kim le fait, d’Enjoy Phoenix, la Youtubeuse française qui se fait plumper les lèvres sans oser le dire jusqu’à la dernière des Term L qui affine virtuellement sa taille avant de poster sur Insta. Kim est tour à tour utilisée comme bouc émissaire, punching-bag, running gag ou exemple à ne pas suivre… Il convient de la charger de sacs remplis de notre propre dégueulasserie – comme dans Koh Lanta quand, sur l’épreuve du parcours du combattant, on leste le plus fort pour le ralentir… –, de toutes nos pulsions inavouables et d’en faire la championne.
     D’ailleurs, la cloche retentit, premier round ! Dans un rugissement collectif, la foule se lève instantanément et nous avec, emportés par le courant de cet océan de haine. La majeure partie du public souhaite évidemment une défaite de Kim Kardashian West. « Qu’elle aille se faire refaire ! » Les deux combattantes sont au centre du ring, traquées par les projecteurs. D’où nous sommes assis, tous les détails sautent aux yeux. La coiffure de Kim est particulièrement réussie. Cheveux peignés en arrière, ramenés en longue tresse dans le cou, très Hilary Swank dans Million Dollar Baby, mais c’est son cul qui est particuilèrement impressionnant en vrai. Il la dirige plus que l’inverse, c’est lui qui guide les mouvements, assez gracieux et « pro » du reste. Kim tente tout de suite d’établir son jab pour mieux contrôler le combat. Dans la première minute, peu de signes d’agression du côté de la SJW, KKW réussissant à la maintenir bien en face d’elle, en travaillant derrière son jab. C’est au début de la deuxième minute que Kim place une première droite dans le menton de son horrible rivale qui fait le truc de secouer la tête en se tapant le crâne des deux poings pour signifier qu’il en faudra plus pour en venir à bout. Pour autant, la Française a du mal à trouver des ouvertures qui lui permettraient de gagner en momentum dans le combat. C’est pourtant la SJW qui verse le premier sang à 1:40 (c’est ainsi que les distributeurs français du prochain Rambo ont cru bon de très mal traduire l’expression : « to draw first blood », David et moi avions éclaté de rire devant le trailer). La fin du round voit une Kim acculée, dans les cordes, faisant de son mieux pour encaisser les coups, évitant de justesse un crochet qui aurait pu lui être fatal. Elle ceinture son adversaire, fin du round.

Avant le combat : Kim Kardashian West arrive au MGM Grand de Las Vegas

     On la présente assez peu comme modèle, étonnamment. On lui préfère la pâle Beyoncé qui, sous prétexte qu’elle chante comme personne et que tout le monde chante comme elle, peut se targuer d’un statut de légende de la musique qui lui confère un cachet plus convenable dans les salons que la sextape de Kim. Toujours dans les bons coups, Beyoncé n’est jamais bien loin quand il s’agit de donner des leçons de récupération activiste. Son coup d’éclat pour la cause noire ? Un clip pour la chanson Formation tourné dans l’eau, aux abords de ce qui ressemble à une Nouvelle-Orléans post-Katrina… En réalité, le clip a été tourné à Los Angeles et Beyoncé la courageuse n’en a jamais assumé publiquement le message ouvertement anti-flics. Le clip dont elle est si fière n’était d’ailleurs disponible à sa sortie que si on en connaissait l’adresse URL, il n’apparaissait pas dans les résultats du moteur de recherche interne de YouTube, pour ne pas faire trop de vagues ? Ça n’a pas empêché les médias de peindre Beyoncé sous un nouveau jour orageux. Elle tempêtait désormais contre les inégalités, elle était soudain woke. Queen B en blackface ? Saturday Night Live répondait par un sketch se moquant des fans blancs qui réalisaient tout à coup que Beyoncé était afro-américaine. Bien sûr, pas un mot, pas un seul trait d’humour noir sur la chanteuse elle-même et ses pubs L’Oréal où elle apparaît blanche comme neige, visiblement peu au fait de sa propre négritude. Black lives matter peut-être, mais en secret. L’hypocrisie continue à l’heure du repas puisque Beyoncé encourage tous ses fans à devenir vegan en commandant des petits plats sur le site de la compagnie qu’elle a créée en partenariat avec son coach / nutritionniste. Avec 22 Days Nutrition et pour $600 les 22 jours, tout le monde peut devenir healthy ! Beyoncé a beaucoup de convictions comme ça. Pour elle, ce régime plant-based est non seulement synonyme de bonne santé – il faut les voir, les gueules des vegans : dents cariées, vieillissement prématuré de la peau (comment faire sans zinc et vitamines liposolubles ou carrément B12 ?), diarrhées… –, mais également éco-responsable ! Elle-même n’est pas vegan, curieusement, mais ça, c’est anecdotique. Faites ce qu’elle dit, pas ce qu’elle fait.
     Qui dit Beyoncé dit également Jay-Z. Non content d’avoir poussé les artistes noirs à boycotter le Superbowl sous prétexte de la présence d’un racisme institutionnel dans les couloirs de la NFL, monsieur veut désormais y faire de l’entrisme. Tiens donc ! On imagine bien Jay débarquer dans le bureau de Roger Goodell, le patron. Démarche éternellement chaloupée, sourire mi-gogol mi-arrogant, afro de clodo… C’est bien lui. Dans les enceintes résonnerait The Story of O.J., un des titres de son dernier album, 4:44, dans lequel il dénonce le traitement réservé aux Noirs américains, comme pour lui rappeler ironiquement son rôle de bouffon, de house nigga, qui va redorer le blason de la NFL parce qu’il aura eu la bonne idée d’imposer un quota de pom-pom girls noires dans les spectacles de la mi-temps. Cynisme à tous les étages… Il faudrait lui remontrer l’interview de Richard Pryor en 1977 dans laquelle il explique qu’on ne peut accéder à une position de pouvoir qu’en se comportant comme ceux qu’on prétend vouloir remplacer… Jay-Z est tout aussi cynique que son épouse. Et c’est lui, qui se surnomme Jehovah, qui s’en prend à Kanye West parce qu’il aurait le melon ? Bitch please
     Les deux ont l’audace de s’en prendre publiquement à Kim et Kanye, bien sûr, pour leurs accointances avec Trump, mais qui dans la bande étudie pour être avocate et porte à bout de bras épilés une réforme de loi sur la réinsertion des anciens détenus ? Qui met sa notoriété au service de la justice sociale ? Qui fait sortir de prison à peu près qui elle veut sur un simple claquement de doigts ? A$ap Rocky est en détention en Suède ? Hum, non, en fait, libérez-le, c’est un copain. Qui passe un coup de téléphone à Trump pour qu’il réduise la peine de prison à perpétuité d’Alice Johnson (pour blanchiment d’argent et trafic de drogues), cette même demande qui avait été refusée par l’administration Obama en 2016 ? C’est Kim. Où sont tous les autres qui crient leur amour de la communauté noire ? Occupés à se blanchir la gueule pour les besoins d’une marque de cosmétiques ou plus généralement à se foutre de la blanche dans le nez ou de la white girl sur la bite ? En attendant, Alice Johnson se réinsère, merci pour elle. Elle est aujourd’hui égérie de la nouvelle marque de sous-vêtements de Kim : Skims.
     En 2015, Dream Hampton, activiste notoire qui avait travaillé en 2010 sur l’autobiographie de Jay-Z (avant de balancer R. Kelly dans le documentaire Surviving R. Kelly qu’elle sortirait en 2019) tweetait que le rappeur et son épouse avaient fait don de « dizaines de milliers de dollars » pour payer les cautions de manifestants noirs arrêtés en marge des quasi-émeutes de Ferguson, dans le Missouri, suite à la mort de Michael Brown en 2014. Les tweets ont été effacés dans les minutes suivantes à la demande du principal intéressé… Comme le disait Michael Jordan en 1990 : « les Républicains aussi achètent des baskets ».

Coupure pub : David Vesper, l’auteur déjà culte, revient dans Adieu 2 avec un texte éblouissant sur la question raciale : L’Asile des peureux, portrait coup de poing d’une Amérique plus que jamais divisée. 20€ sur le site de la revue : revueadieu.fr.

     Après avoir goûté du crochet gauche de la SJW, Kim tente de replacer le combat au centre du ring dans ce deuxième round. À 1:50, elle enchaîne deux droites solides qui font reculer son adversaire puis à 1:30, c’est une autre droite vicieuse qui l’atteint au menton. Dans la dernière minute du round, Kim semble reprendre le contrôle du combat, dictant et ralentissant le tempo comme un Karajan freinant les basses de l’Adagio d’Albinoni.
     Désormais, Kim et Kanye ont, pour ainsi dire, droit de vie et de mort sur à peu près n’importe qui. Les célébrités hollywoodiennes n’ont visiblement pas compris que pour utiliser Trump à leur avantage et celui des autres, plutôt que de se ridiculiser en sorties bien-pensantes – comme ce pauvre De Niro et son clip en noir et blanc d’un ridicule sans nom, veste sans épaulettes sur les épaules, persuadé d’être réellement Jake LaMotta, dans lequel il nous serine qu’il veut « mettre son poing dans la gueule » du président en faisant sa gueule en biais caractéristique –, il suffit de l’auréoler de sa notoriété. Le meilleur utilisateur de Twitter (@realdonaldjtrump) n’attend rien d’autre dans la vie que la prochaine opportunité de se faire mousser, et si ça passe par une demande officielle de libération d’un rappeur pris comme un saumon dans les filets de la police suédoise pour cause de rixe, so be it. Il est même bien possible que le vote Noir s’en ressente en 2020. Manœuvre stratégique, coup de pub, tout ce qu’on veut. L’idiote en chef, Kim Kardashian West, sur les conseils de son mari, a compris comment Trump fonctionnait et s’en sert dès qu’elle en a besoin. Personne d’autre ? Non, personne d’autre. C’est pourtant facile : Allo, Melania ?
     C’est en cassant le moule de la célébrité humble que Kim a réussi son grand coup. Tout ce qu’elle a vécu et fait, elle a pris la décision de l’assumer sur tous les écrans de télé et dans toutes les pages des magazines du monde, jusqu’à prendre elle-même le contrôle de sa communication en utilisation son compte Instagram comme chaîne d’infornation continue sur la vie de Kim Kardashian West. De sextape en grossesse, de divorces en désastres capillaires, absolument tout est surexposé. Les autres « peoples » ont suivi le mouvement, même s’il reste quelques secrets… L’époque où Rock Hudson cachait son homosexualité est-elle si loin ? Tabou masqué par les grosses folles qui cachent la forêt. On attend encore le coming-out de Taylor Swift ! C’était ça qu’il fallait faire, pas un clip grotesque (You need to calm down) qui surfe et capitalise sans conviction sur le marketing LGBTQQIP2SAA. Même les plus fervents pédés refusent d’y croire. Éternel paradoxe de la « fierté » gay… Les problèmes mentaux sont plus acceptables, à chacun le sien : Russell Brand est un sex addict, Charlie Seen adore la dépression et Lady Gaga n’en peut plus de nous emmerder avec les répercussions de sa fibromyalgie (elle en a fait un documentaire). La dernière mode, c’est de porter ses failles comme un bec de lièvre sur la gueule de Joaquin Phoenix.
     Troisième round. Ça devient difficile, ni l’une ni l’autre n’a le cardio nécessaire pour tenir très longtemps mais Kim semble plus déterminée à l’emporter. Les coups pleuvent sur le visage de la SJW comme les fausses gouttes d’eau tombaient de la robe Mugler que portait Kim au Met Gala 2019 pour venir s’écraser délicatement sur le tapis rouge. Pour compléter ce look wet, Mario le maquilleur avait préparé la peau de Kim avec des produits Tatcha, dont les masques Luminous Lifting, la crème Dewy Skin, le sérum Violet C Brightening, l’eau Dewy Skin, l’exfoliant Rice Polish et la célèbre base Silk Canvas. Droite brutale au visage ! Puis une autre, et encore une autre. Son adversaire tient bon mais les jambes fatiguent. Kim cherche l’uppercut qui mettra fin au combat mais se fait ceinturer. L’arbitre sépare les combattantes. La Française semble à bout de souffle. Énorme round pour Kardashian West qui envoie sa rivale valdinguer dans les cordes d’un enchaînement digne de Manny Pacquiao. Kim continue d’attaquer. Crochet au foie. Droite. Gauche. La domination est totale. Kim est plus rapide, plus puissante et surtout beaucoup plus belle. La Française jette ses dernières forces dans la bataille, Kim esquive les coups désespérés et sans conviction de son adversaire. Pas de côté, mouvement de recul du haut du corps, droite en pleine mâchoire ! La SJW s’effondre, elle en perd même la boule qu’elle avait dans le bec. Kim a la tête qui tourne. Elle a gagné ! Et par K.O. féministicide ! Deux soigneurs aident la perdante à reprendre ses esprits et la portent en dehors du ring. Dans le public, les spectateurs commencent à rédiger leurs commentaires YouTube sous la vidéo du combat qui était retransmis en direct.  Certains mettent en cause le régime paléo de la Française, une mauvaise préparation, cherchent toutes sortes d’excuses… En-dehors de Twitter, il ne suffit malheureusement pas de s’ériger en victime pour gagner.
     Un micro vintage descend du plafond, le type aux cheveux blancs « avec la voix » (c’est toujours le même présentateur) qui annonce les résultats s’en empare pour féliciter la boxeuse victorieuse. Alors que l’arbitre s’apprête à brandir le poing de Kim vers le ciel, Kanye monte sur scène.
     « Stop it, stop it. Hey, fuck you! We winning but y’all don’t want to lose again. A lot of people here tonight might feel like they lost. You know why? Because y’all been lied to. Google lied to you. Facebook lied to you. But not me! We real niggas alive, we alive tonight, bruh! We alive tonight, bruh! Virgil Abloh is alive tonight, bro. We’ve got a hundred years out here, a hundred years on this planet, bro, and we can have a utopia. We can love each other. Jesus is king!
Guess what, I’m on my Trump shit tonight. Let me tell you what it is, bruh. Aye, you know me. I went down seven years of my life of motherfuckers hating me for saying Beyoncé had the best video but hey… Obama couldn’t make America great because he couldn’t be who he was. Black men have been slaves. So let me explain something. I was hurt. Beyoncé, I was hurt because I wanted to present a video called Fade and MTV is telling me that Beyoncé is winning the video tonight for Formation over Hotline Bling and Famous. They told me beforehand so I wouldn’t run on stage. Hey, bruh, y’all ain’t gotta fuck with me, but you know I got the vision and you know I’mma keep it real with you. Beyoncé, I was hurt. I went down seven years on behalf of your – eh, nigga! Don’t…
     Quelqu’un a lancé une Yeezy Red October en direction du rappeur, Bush repetita ?
     — I am putting my career and my life at risk when I talk to y’all like this. This is a moment, bro. The vibes is back. The vibes is back. Motherfuckers might feel a way about this tonight. Beyoncé, I was hurt because I heard that you said you wouldn’t perform unless you won Video of the Year over me and over Hotline Bling. In my opinion – now, don’t go trying to diss Beyoncé. She is great. Taylor Swift is great. We are all great people. We are all equal. But sometimes, we be playing the politics too much and forget who we are just to win. I’ve been sitting here to give y’all my truth even at the risk of my own life. Even at the risk of my own success, my own career. I’ve been sitting here to give y’all the truth.
     Jay-Z… Call me, bruh. I’m not trying to be the man. I just am a man, the same as anybody here. I ain’t above, below none of y’all. We all equal. We all equal. This is the vibes, bro. This is the future. It’s a new world, Hillary Clinton, it’s a new world. Feelings matter. Because guess what? Everybody in middle America felt a way and they showed you how they felt. Feelings matter, bro. It’s a new world. It’s a new world, Barack. It’s a new world, Jay-Z. Hey, don’t send killers at my head, bro. This ain’t the Malcolm X movie. We growing from that moment. Let Ye be Ye. Try love, bruh. Hey… Ain’t no love lost, but the gloves off and we up in this bitch until they turn the club off so get ready… Get ready because the show’s over.
     Kanye balance le micro qui oscille au-dessus du ring comme un pendule. Silence absolu, la foule est sonnée. En coulisses, un levier est actionné. La salle est plongée dans le noir à l’exception des petites boîtes aux indications lumineuses, fixées au-dessus de chaque porte, en néon rouge, flou, illisible. J’aperçois la silhouette statuesque de Kim quitter le ring au ralenti, se diriger vers l’une des portes, tout au fond de la salle. Avant de s’y engouffrer, elle s’immobilise un instant, se retourne une dernière fois. Vers moi ? Son visage couvert de perles de sueur semble émettre sa propre lumière, exquisément teintée, sophistiquée, éblouissante comme un jour d’hiver ensoleillé. Auréolée d’un énième succès, Kim savoure sa victoire, celle des impératifs biologiques et de la féminité assumée sur les faux-semblants, la haine de soi et le mensonge. Elle dirige son regard de Méduse amusée sur le camp adverse, pétrifié de rage, en larmes de crocodiles. Quel bonheur que d’humilier tous ces SJW. Ils pensaient lui mettre une bonne raclée, la tuméfier pour qu’elle arrête enfin de se pavaner en robe Hervé Léger ; la rendre méconnaisable aux yeux de ses bébés ; lui faire comprendre que son succès n’a rien de mérité, par jalousie et orgueil mal placé, par haine de la vérité ; pour enfin fissurer cette abomination de télé-réalité… Toutes ces amabilités, Kim les a déjà oubliées. Des protestations bien vaines pour l’âme ancienne qui réside au creux de ces formes éternellement renouvelées. Dans un ultime volte-face, tout en déhanché, elle disparaît.
     Suivons-la, au moins sur Instagram.

 

Julien Vesper