36,5°, c’est ce qu’indique le thermomètre frontal à infrarouge qu’on me pointe entre les deux yeux alors que je retire d’un geste que mes détracteurs habituels trouveront, selon leur degré de rage, péjorativement dandy ou salement maniéré, mais immanquablement sujet à moquerie (en réalité, ils sont jaloux), mes lunettes Saint Laurent – celles que portait Keanu Reeves, mon sosie, sur les affiches de la campagne Automne-Hiver 2019 – dès la descente de l’avion à l’aéroport Marco Polo de Venise. C’est comme ça, la prévention italienne. À peine le temps de poser le pied sur la terraferma qu’un scaphandrier s’approche, armé de son petit ustensile identique à celui qu’utilisaient les Men In Black en leur temps, quand on allait encore au cinéma l’été, à Royan, dans des salles dépourvues de clim’, après avoir passé l’après-midi à chercher des cartes Pokémon brillantes dans l’unique magasin de jeux vidéo de la station balnéaire ringarde (bilan du butin : un Dracaufeu) et que mon frère en transpirait tellement (de l’absence de clim’, surtout, moins de la chasse au Pokémon, quoique) qu’il en avait enlevé son t-shirt à la moitié du film, trempé comme un maillot de Dwyane Wade à la fin d’un match de playoffs. On l’aurait cru atteint de fièvre ! Moi, je n’ai pas de fièvre. Pour s’en assurer, au vu des circonstances, j’aurais préféré qu’on me glisse un thermomètre en verre de Murano sous la langue, pour la forme… Tant pis.
     Aujourd’hui 4 mars, j’ai donc pris l’avion à Roissy avec ma copine Danielle, qui, comme son nom ne l’indique pas, est une coiffeuse américaine simili-bimbo de 29 ans aux lèvres refaites (en attendant les seins). En vacances à Paris pour deux semaines, je lui ai fait le coup classique de l’escapade vénitienne. Deux jours, en aller-retour. Il a fallu que ça tombe au meilleur moment, comme par hasard. Le vol easyJet est vide, ça commence bien. On imagine sans mal que la ville le sera également à cause de l’épidémie de coronavirus (ce sont toujours des noms mignons : papillomavirus, etc). La psychose se généralise depuis quelques jours comme un cancer métastasé. Ma mère, qui en connaît un rayon question cancer, est inquiète : « Vous allez finir en quarantaine ! » D’accord, mais il s’agit tout de même de la période la plus propice dans l’histoire contemporaine pour visiter la ville vidée de tous ses connards de touristes. Direction l’œil du cyclone ! D’ailleurs, c’est plutôt La Terra trema en bord de lagune. Tempête sur le tarmac ! Les rares visiteurs « courageux » suent à grosses gouttes de pluie et courent s’abriter. Ambiance apocalyptique dans le terminal silencieux (c’est la règle, il s’agit d’un aéroport sans aucune annonce vocale, il faut savoir lire pour s’y repérer), on ne croise quasiment personne. À l’extérieur, un brouillard à désorienter un Kobe Bryant fait rage. On ne voit même pas San Michele par le hublot du bateau-taxi de la compagnie Alilaguna (inutile de prendre un taxi privé avec cette pluie, on ne pourrait même pas faire les marioles, accoudés à la cabine, les yeux plissés par le soleil, une main sur le panama) alors que nous longeons, de loin, la tombe d’Ezra Pound, au milieu du tourbillon des mouettes qui ne nous regardent même pas, slalomant entre les piquets qui délimitent les canaux de navigation. Je me demande si les chaussons de danse font toujours des entrechats sur la tombe de Diaghilev…
     Nous débarquons à l’hôpital (Ozpedale), troisième arrêt sur la linea blu – qui met plus d’une heure à rejoindre San Marco car il faut d’abord desservir le Lido où les pauvres sont parqués (c‘était différent du temps de Thomas Mann) avant de revenir sur l’île principale – pour mieux traverser à pied le quartier du Castello et rejoindre l’hôtel Bucintoro au niveau du port de l’Arsenal où nous séjournons. Toutes les chambres donnent sur la lagune mais je « descends » toujours (bon, c’est seulement la deuxième fois…) dans la 304. Il pleut des cordes – on s’attend presque à entendre résonner le second mouvement du Concerto alla Rustica de Vivaldi pour compléter le tableau – et je ne suis pas mécontent d’avoir mis mon trench qui non seulement me fait ressembler à Jef Costelo (c’est bien là le plus important) mais me protège également des intempéries. Tous les restaurants et les magasins sont ouverts, comme si de rien n’était (rappelons qu’il ne se passe rien, aucun cas de coronavirus détecté à Venise même – la Vénétie, c’est grand !) mais tous sont vides. Nous achetons un parapluie et faisons un détour par la place Saint-Marc, vide, elle aussi, juchés sur des passerelles pour cause de légère acqua alta, avant de longer la Riva degli Schiavoni (le front de mer qu’on retrouve dans les tableaux de Canaletto) au bout duquel trône notre hôtel. Il faut s’agripper au parapluie qui menace de s’envoler à tout moment. Après vingt minutes de marche, nous arrivons enfin à bon port, si on peut dire, en eau. Je jette un œil par la fenêtre, le Grand Canal exhale un étrange soupir. On se croirait à Paris en 41 : pas un rat. Et non, je ne parle pas des Juifs.
     Cette mise en scène de fin du monde ne durera qu’une nuit. Le lendemain matin, c’est évidemment un soleil de printemps avant l’heure qui inonde la ville et on imagine plutôt le Largo de L’inquietudine vivaldienne (tout ça naturellement dirigé par Karajan) émerger des jardins de la Biennale qui bordent l’hôtel. L’eau, si inquiétante la veille, brille de mille poissons volants alors qu’en arrière-plan, par-delà les cris et les battements d’ailes des innombrables oiseaux lagunaires qui fouettent le ciel en éventail, comme au théâtre les femmes agitaient le leur dans l’attente du lever de rideau, on découvre le dôme de Saint-Georges-Majeur, en lévitation au milieu de cette étendue scintillante derrière laquelle se prélasse un ciel bleu qui était hier encore plein de larmes. Venise continue de renaître sous nos yeux, éternel phénix ! S’il existe bien un lieu au monde immunisé contre à peu près tout, c’est ici. Cela fait des siècles qu’on nous bassine avec l’affaissement de la ville, son délabrement progressif, son futur d’Atlantide et… rien. Venise n’est pas soumise aux mêmes lois que le reste du monde. Les gens semblent encore penser qu’il s’agit d’un endroit normal. Rien ne peut y mourir. C’est l’éternité au-dessus de la ligne de flottaison. La partie immergée d’un bateau, ou d’une gondole, par exemple, porte d’ailleurs un nom bien particulier : les œuvres vives. Elles sont considérées comme telles car c’est cette partie qui est utile à la navigation et à la bonne marche du bateau. Venise repose littéralement sur la même idée : c’est justement parce qu’elle est assise dans l’eau qu’elle demeure, ses fondations contribuent à sa vitalité. Vous ferez vos recherches sur les termes marins si ça vous amuse… Et quand il y a un problème en surface dans la Cité flottante, disons la peste, on se hâte de construire Santa Maria della Salute en offrande pour s’en délivrer, on punaise des Tintoret aux murs de la sacristie et on passe à autre chose.

     Mais aujourd’hui ? La population est tellement vide de tout qu’elle se remplit de virus par tous les trous, trop contente de voir enfin arriver la fin du monde. C’est excitant, on a l’impression qu’il se passe quelque chose. On ne sait même pas très bien de quoi on parle si ce n’est que ça fait tousser. Toute cette masse d’informations vérolées s’élève en colonne de fumée médiatique pour retomber en poison porté par les vents et mieux s’insinuer dans les êtres, au creux de l’âme, en nuées ardentes qui asphyxient, ne laissant plus derrière elles, enfouis sous plusieurs couches de sédiments, que des fantômes ensevelis, dont la seule préoccupation est de se laver les mains (et de ne plus en serrer).
     Trop heureux d’être inquiets, la course à la consommation psychotique est lancée, s’ils pouvaient se faire livrer des rouleaux de PQ par camions entiers, ils le feraient ! Toujours peur de manquer, c’est la mentalité du Gilet qui, c’est curieux, n’a plus besoin de se serrer la ceinture Gucci pour acheter des kilos de pâtes. C’est bien simple, il n’y en a plus dans les rayons, y compris dans les régions où le virus n’a pas encore fait son apparition. Ça fera des réserves pour les futures « fins de mois difficiles » qui ne devraient pas tarder à pointer le bout de leur nez une fois l’excitation passée…
     En revanche, pas de pénurie de pain béni pour les racistes qui font semblant de s’ignorer. La nouvelle politique migratoire qui va découler des mesures de confinement prises par les différents gouvernements européens va non seulement empêcher le transit des touristes mais aussi et surtout les migrants de venir les faire chier. Quelle aubaine ! Le repli sur soi et son délire identitaire ont le vent en poupe. « Il faut fermer les frontières, Poutine l’a fait, ça fonctionne ! » disent-ils. Un vrai miracle, une excuse en or. Même plus besoin de s’afficher en votant RN, c’est tombé tout cuit dans les assiettes. On peut même en profiter pour tabasser du chintok à volonté, à défaut d’aller bouffer dans leurs buffets.
     Le sida avait déjà aboli les rapports non protégés, c’est désormais tout contact entre les êtres qui est officiellement prohibé. Heureusement qu’il reste la virtualité pour s’exhiber ! Qui veut une dickpic à la sauce hydroalcoolique ? Comme le chante The Weeknd dans sa nouvelle pépite pop, les gens sont tout simplement scared to live. Ils font semblant de se lamenter mais tout le monde est bien content de rester calfeutré chez soi, ça donne une excuse pour ne plus rien faire d’autre que végéter devant Netflix. Ce n’est pas comme si c’était une nouveauté. Paris est vide à partir de 20 h depuis des années ! Nous vivons en quarantaine depuis la démocratisation d’internet, pour résumer. Plus rien n’existe hors de la virtualité, chacun évolue dans son propre monde, bien quadrillé comme un feed Instagram.
     Depuis 2010, et même s’il a fallu quelques années pour que la masse prenne le pli, on peut tout à fait se vivre comme un avatar à contrôler, à mi-chemin entre le réel et le virtuel, qui sert de catalyseur à nos moindres actions. Le rêve ! On ne peut plus exister sans penser à ce qu’on va pouvoir en tirer de « contenu ». Nos moindres actions sont tournées vers un unique but : le post Instagram. C’est dans chacune des petites cases du réseau social que se manifeste aujourd’hui le fil de nos vies, mises en scène et jouées par des marionnettes qui nous ressemblent, en mieux, dont nous tirons les fils et à qui nous faisons faire des pointes comme de vraies danseuses sur les planches d’un petit théâtre ambulant. Monet, à Venise, dans un autre monde, l’ancien monde, englouti depuis ce qui semble être des siècles, trouvait cela merveilleux. Du balais, les ballets ! Il semble inconcevable aujourd’hui de vivre quoi que ce soit sans le partager. Mieux encore : faire semblant de vivre quelque chose pour le partager sous les traits de quelqu’un qui ne nous ressemble même plus. Combien de selfies pris dans les cabines d’essayage des magasins de luxe pour faire croire qu’on y fait du shopping, devant une voiture qui n’est pas la sienne quand ce n’est pas l’arrière-plan de la photo qui est incrusté en fond vert ? Depuis l’épidémie, on ne peut plus poster que de chez soi – avec un masque de protection sur le nez, acheté à prix d’or aux petits malins qui les revendent sur le Marketplace de Facebook, sorte de nouveau marché noir virtuel – mais de toute façon, même si Coachella est annulé, le festival sera diffusé sur IGTV ! On pourra donc « en être ». Pas étonnant que Covid-19 ne touche que les vieux, les jeunes se sont tous réfugiés sur Insta… Enfin, il faut voir le bon côté des choses. Un monde sans croisières, sans musées d’art contemporain, sans parade de Saint-Patrick, sans école, sans Jimmy Fallon, sans l’obligation de pointer au travail, ça ne donne pas envie ?
     À Venise, Danielle et moi pénétrons dans le palais des Doges. Je profite de notre solitude pour la prendre en photo – pour son Instagram, c’est essentiel, un peu comme le sont les backing vocals d’Axl Rose sur Catcher in the rye – dans la cour, dans les escaliers, à l’intérieur du Pont des Soupirs, à peu près partout. Les surveillants sont tellement heureux de nous croiser qu’ils nous proposent de prendre le café devant Le Paradis dans la salle du Grand Conseil. Ils ont carrément installé une petite table au fond de la pièce immense (50m de long) aux volutes rococo et qui semble beaucoup plus grande que le bâtiment qui l’abrite. Un peu plus tard, nous passons devant le Danieli où Tom Cruise est coincé, traversons la place Saint-Marc sous le regard du lion ailé perché sur sa colonne pour pénétrer dans la basilique par l’entrée du personnel. « You want to visit or prrray ? » nous lance le vigile rital. Il y a carrément un mot de passe ! Pray, pardi. À l’intérieur, prière exaucée, les mosaïques dorées s’illuminent sous les yeux ébahis de mon Américaine qui se demande si je n’ai pas loué la basilique pour un mariage improvisé. Plus loin, de l’autre côté du pont de bois de l’Accademia, sur notre gauche, la maison où séjournait Henri de Régnier puis, au détour d’une ruelle, le musée Guggenheim où séjourne toujours une Boîte-en-valise qui contient un exemplaire « inédit » du Roi et la reine entourés de nus vites coloriés à la main par Duchamp. D’ailleurs, nous allons bientôt devoir faire nos propres valises. Le séjour touche à sa fin, Danielle et moi nous embrassons une dernière fois devant Le Baiser de Max Ernst, avant de rentrer à Paris, sans masque, sans contrôle sanitaire, sans rien.
     Mais quelle est cette étrange silhouette qui se dirige sur la pointe des pieds vers San Croce alors que nous retraversons le pont de l’Accademia ? Le carnaval a pourtant été annulé. Nous nous approchons jusqu’à distinguer le costume bleu, le masque blanc… Et une coiffe à plumes de paon encore ! « J’habite sur la Giudecca, je viens faire la manche ici. Après les inondations de novembre, c’est difficile… Maintenant, avec ce Corona… On préférerait que les gens se concentrent sur Burano ! Alors le paon, vous savez, avec les plumes qui repoussent tous les ans… c’est pour symboliser la résurrection. Il ne faut pas avoir peur. Venise sera toujours vaincœur ! Vous saviez que Napoléon l’écrivait comme ça ? »

Julien Vesper