Quand un adolescent vivant dans un village de Champagne à la fin des années 2000 n’a qu’internet pour s’initier à la littérature, pour savoir quels auteurs rechercher et quels livres ouvrir, ils se tourne naturellement, selon son caractère et aussi selon ce que le hasard lui offre, vers ceux qui ont l’air de savoir de quoi ils parlent. Il peut, par exemple, repérer un jour Eric Naulleau sur Youtube, dans une chaîne compilant les clashs télévisuels, et trouver que son discours sur l’écriture tranche avec le reste du blabla promotionnel, et par enchaînement tomber sur Pierre Jourde, dont l’entreprise de démolition critique semble réjouissante et instructive… Il voit qu’ils ont fait un livre ensemble, Le Jourde & Naulleau, censé démonter les fausses valeurs. Ah ! Voilà qui m’enthousiasmait ! Des types qui dénonçaient une « crise de la médiation », qui affirmaient que les journalistes ne faisaient pas leur boulot, ils devaient forcément redresser la barre, non ? Non. Ce n’est pas parce qu’on démonte de fausses valeurs qu’on peut les remplacer par des vraies.
     Je n’ai pas continué très longtemps à lire Bove et Gadenne, conseillés par Naulleau. Au fil des années, j’ai de moins en moins suivi ses interventions, dont la bien-pensance ressortait de plus en plus à mes yeux. Que ce soit en art ou en idées, il proposait bien peu. Jusqu’à être déçu à vie, il n’y a pas si longtemps, en voyant que pour lui, faire briller à nouveau le soleil sur la littérature française c’était écrire un torche-cul comme L’Insouciance de Karine Tuil… Quant à Pierre Jourde, lorsque j’ai lu qu’il considérait Naissance de Yann Moix comme un « grand livre » j’ai fui loin sans demander mon reste.
     À l’approche de ce troisième 7 janvier post-Charlie, enterré au fin fond de l’Angleterre, j’aurais pu échapper facilement à tout le renouvellement du charlisme annuel. Je suis quand même allé sur Twitter, où s’exprime régulièrement un des susmentionnés « tontons flingueurs de la littérature » (sic ou plutôt sick) qui me paraissaient autrefois pourvus d’une certaine autorité…

     Entre deux affreux jeux de mots sur l’actualité, Naulleau tient à rappeler qu’il est toujours Charlie. Ah, elle est belle la crise de la médiation ! Des milliers de cons scandent un slogan irréfléchi dans la rue et Monsieur adopte le même pour le ressortir aux anniversaires… C’est comme ça qu’on montre autre chose aux gens, qu’on délivre le public de la soupe journalistique ?
     Je me suis demandé, par association d’idées avec son compère, si Jourde avait aussi écrit quelque chose pour l’occasion. La beauté bizarre de l’époque, c’est qu’on a besoin de seulement deux ou trois clics ou pressions du doigt pour savoir si untel s’est exprimé, et comme il le peut, il est fort probable qu’il l’ait fait…
     Jourde, lui, a reparlé de l’affaire Charlie la semaine dernière sur Confitures de culture. C’est le nom de son blog. Oui, un écrivain soi-disant sérieux tient en 2018 un blog hébergé sur le site du Nouvel Obs qui s’appelle Confitures de culture ! Qu’ajouter à cette allégorie ? Même ce que peut être un blog, ils passent tous à côté. On pourrait dire que Jourde n’a pas compris qu’il ne faut pas donner de confiture aux cochons, puisqu’il ne fait que ça… Heureusement il ne leur sert qu’une marmelade périmée.

Pierre Jourde touille son prochain livre.

     Qu’est-ce qu’un « écrivain », professeur et critique dézingueur a donc à ajouter sur tout ça ? La même chose que tout le monde, finalement. Pierre Jourde est le thermomètre de la platitude ; le lire c’est prendre la température de ce que pensent tous les faux-gentils cultivés (enfin quand je dis « lire » je veux dire jeter un œil à ce qu’il raconte, car qui lit Pierre Jourde l’écrivain, à part ceux qui commentent sur son blog, c’est-à-dire personne ?). Ce sont les sempiternelles jérémiades sur le droit de tout tourner en dérision, et où l’on peut être certain que le nom de Voltaire ressurgira : on veut pouvoir continuer à traiter tout le monde à la même enseigne, alors que justement, tout le monde n’est pas traité à la même enseigne…

     Le dernier tweet de Charlie-Eric Naulleau va dans le même sens. Copains comme cochons confits ! En dénonçant la position hypocrite de Schiappa, Naulleau se fait chevalier de la vraie liberté, mais on voit rarement son destrier emprunter autre chose que des sentiers battus… Quelles transgressions Naulleau l’affranchi nous donne-t-il à voir dans ses émissions, dans ses interventions ? Ce ne sont pas ses invités qui surprennent, en tout cas. Si, au fond, c’est uniquement pour défendre le droit qu’a Charlie Hebdo de s’essuyer les pieds sur Mahomet qu’il sort son épée, autant la rengainer. La liberté d’être médiocre ! Beau combat !
     Le texte consternant de son ami sur Confitures de culture le montre encore une fois : la ribambelle de syllogismes et d’arguments anachroniques mal fagotés qui défendent l’« esprit Charlie » ne sert jamais qu’à exprimer de manière plus ou moins indirecte la même indignation ahurie : pourquoi, si j’ai supposément le droit de rire de tout, viendrait-on me contester le droit de rire de certains (« certains » étant les musulmans) ?
     Déjà, légalement vous en avez plus ou moins le droit, donc n’ayez crainte… D’ailleurs pourquoi cette inquiétude, quand la majorité laïcarde est déjà du même avis ? On ne va pas vous le retirer, votre précieux droit au blasphème ! La question, et on n’a pas avancé en trois ans, n’est pas « devrait-on avoir le droit ? » (obsession légaliste des Français) mais : est-ce que c’est très malin de le faire, voire est-ce que ce n’est pas un petit peu mesquin, voire est-ce que ce n’est pas carrément dégueulasse ?
     « Si la liberté de croyance existe en France, si le catholicisme n’est plus religion d’état, si par conséquent les musulmans peuvent librement pratiquer leur religion, c’est bien parce qu’on s’est, non sans risques, moqué du christianisme ! » ose balancer Jourde. Parce qu’en plus les musulmans doivent dire merci ! Que ce soit justement parce que le catholicisme était religion d’état (et a constitué un pilier de la culture française) que les moqueries sur celui-ci étaient drôles, pertinentes et nécessaires n’effleure pas un instant l’écrivain-blogueur qui n’a aucun sens de la subversion (ce qui explique qu’il aime à la fois Hara-Kiri et Fluide Glacial).
     Ce n’est pas parce qu’on peut faire des choses qu’il faut les faire, messieurs Jourde et Naulleau ! Les catholiques ne sont pas parqués dans des banlieues sinistres sans perspectives d’avenir, Pierre Jourde, les catholiques ne se font pas traiter de bougnoules dans le dos ou en face, un catholique n’entend pas des intervenants associer sa religion au terrorisme tous les jours dans les médias (Riss dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 allait jusqu’à accuser n’importe quel boulanger ou femme arabe vivant en France de participer à la terreur !), il n’essuie pas des regards méfiants chaque fois qu’il monte dans un bus ou un wagon de métro juste parce qu’il a une tête de grenouille de bénitier et on ne ferme pas son église si on la soupçonne d’encourager un peu trop le « mauvais » catholicisme (celui qui n’est pas très catholique).
     Sur le même blog inepte, Jourde s’interrogeait il y a peu sur l’absence du Mal dans la littérature d’aujourd’hui. Pourtant, avec cette médiocrité de pensée, cette niaiserie au fond crade, il est en plein dedans. Est-ce cette tiédeur qu’il enseigne à ses élèves entre deux pignolages sur Chevillard ? Monsieur Jourdain ne savait pas qu’il parlait en prose. Monsieur Jourde, lui, ne sait pas qu’il parle en cancre. Au moins le bourgeois de Molière ne donnait pas des conférences à la Sorbonne.

Matthieu Gouet