9 décembre 2017. Ce matin, j’ai eu l’idée d’y aller : la plongée au milieu des autres, de la foule que j’imaginais immense. Les premières images m’ont découragé. Je me disais qu’il fallait « y être », pour pouvoir témoigner, pour voir, mais c’était bête : de toute évidence, j’ai mieux vu en restant chez moi. Aujourd’hui, on va enterrer Johnny Hallyday, que j’aime tant, et que l’amour que je le vois recevoir si unanimement par mon triste pays m’est si douloureux. Jamais je n’ai sereinement pu exprimer mon affection pour Johnny lorsqu’il vivait encore parce qu’on essayait de me faire honte, parce qu’aimer Johnny c’était « la honte » justement, parce que tout le monde le moquait, le détestait, le méprisait. J’ai grandi avec une génération pour qui Johnny était une blague. Comment supporter alors ce revirement, pourtant si mérité ? La dégueulasserie de ce peuple me fait détester cette justice nouvelle, et la réparation de l’injustice précédente, moi si obsédé par la vérité, ne me soulage même pas. Ça donne envie de mourir en boucle, puisque vivre ne sert visiblement à rien. Vivre pour mourir pour être aimé, la belle philosophie ! Mentalité géniale, bravo les Français… Ce n’est pas nouveau. Ils ressentent toujours tout si mal.
Le corbillard, assez laid d’ailleurs, bien moderne et gris, puisque qu’ils n’ont pas eu l’idée d’accorder le véhicule avec les centaines de motards en Harley-Davidson autour, descend les Champs-Élysées… C’était pourtant le plus important : rien d’autre n’est filmé. Sur les plans larges, l’avenue est noire comme les Enfers, le ciel est vide de nuages, bleuté, sans averses, sans neige. On croirait être tout au bout de la Terre. Tout au centre, dans son cercueil blanc orné d’un Christ sur sa croix, Johnny. Devant lui, une nuée de policiers, ils clignotent, c’est tout violacé, et puis derrière lui, les motos, fixes, projetant des petites lumières, dorées sur noir, et ça descend, comme une drôle d’avalanche.
Au bas de l’avenue, juste après la Concorde, les célébrités montent les marches de la Madeleine. Au ralenti, mais sûrement, Jésus et Johnny, à moins que ce ne soit le contraire, se dirigent droit vers l’antre de Marie-Madeleine, c’est de circonstance. Depuis Victor Hugo, personne n’a eu droit à un tel hommage, et une telle ferveur n’avait pas coulé jusque dans la rue depuis la victoire de Zidane à la coupe du monde… Alors, je dois m’y résoudre, Macron, en déclarant que Johnny était carrément un héros, a raison : il m’échappe, et il devient un pilier de la nation, le papy chéri, le Dieu. C’est mérité mais c’est ignoble. Cette magnifique horreur, excessivement bien filmée, est retransmise sur toutes les télévisions, et moi je choisis France 2. Au micro, des vautours, embués, démagogiques, presque ridicules, Giesbert en tête de nuée.
Ça faisait plusieurs jours déjà que j’étais attentif, scrutant la moindre prise de parole, et que je me concentrais sur la fumée qui s’échappait du corps encore chaud de Johnny et que ses nouveaux thuriféraires reniflaient comme pour oublier combien ils ont été dégueulasses avec lui quand il vivait encore. Pas besoin d’être chic et maudit pour recevoir les foudres ingrates, pas la peine d’être Van Gogh, être Johnny est largement suffisant. J’ai beaucoup souffert des réactions à son départ dans ce qu’elles renvoyaient, en écho déformé, de ce que j’avais vécu dans ma jeunesse, quand je sentais terriblement être le seul à trouver quelque chose à Johnny et à voir ce que je voyais en lui. J’avais bien compris que ça faisait partie des choses indicibles. Même dans un pays aussi minable que la France, les véritables tabous restent rares ; aimer Johnny en était un. Aujourd’hui, je le vois déifié, sur la plus grande avenue du monde, au son d’un Président de la République qui récite un discours (Macron a été le meilleur de la journée cependant, je l’admets…) qui établit ce que tout le monde commençait à baver partout : Johnny, c’est la France. Tout le monde l’aime, et ça me révolte. D’abord, Johnny n’est pas la France, il est même tout sauf ça. Johnny Hallyday est tout sauf ce qu’on dit de lui, et il a toutes les qualités qui obligent à le respecter sauf celles que ses admirateurs mettent en avant. Parfois, quand on comprend bien que Johnny n’est pas la France, on dit que c’est l’Amérique : encore raté ! Johnny n’avait rien d’américain, il était à la fois too much et « pas assez » pour l’être : trop humble, trop ringard, pas assez kitsch, trop intelligent, pas assez bavard ; mais il n’avait absolument rien de français non plus, et c’est plus important : il était beaucoup trop radical. Il incarnait une vérité humaine, dans ce qu’elle a de plus puissant, et de plus mythiquement simple, et cette véracité de l’être humain, ce naturel, il est profondément tout ce que n’est pas la France et, dans une moindre mesure, tout ce que n’est plus l’Amérique. Il y avait en Johnny une radicalité. Radicalement sympathique, dans son sens noble, radicalement masculin, radicalement simple, radicalement attachant car malin : tout ce qui ne pouvait que le faire détester. Il n’y a qu’à propos d’Hallyday que je peux tolérer l’utilisation de l’adjectif « humain » qui, pour les autres, ne veut rien dire. Qu’on cesse alors de le drapeautiser, ce semi-Belge qui n’a rien demandé et qui fuyait la France dès qu’il en avait l’occasion, à raison, comme Depardieu qui, quand je l’ai vu, magistral, chanter Barbara, n’a pris la parole en tant que lui-même qu’une seule fois pour crier combien son pays était triste et mou (surtout les hommes).
Johnny venait d’ailleurs. Tout est toujours perdu de vue, quand bien même c’est offert à nos yeux, juste en face des trous : la portée mythique, pour ne pas dire mythologique, c’est-à-dire herculéenne – et c’est en ce sens qu’il est un héros, pas au sens connement patriotique bien sûr – de Johnny est indéniable, alors pourquoi le rabaisser à une patrie, à un peuple, à une biographie qui ne peut qu’être boiteuse tant la sienne, plus qu’une autre, est infinie ? Johnny venait d’ailleurs, de la rue qu’il disait lui, ou alors d’une meute de loups, mais en réalité plutôt d’un temps perdu, et d’un temps qui rend bien plus nostalgique qu’une époque chic et bohème, celle de Bardot, qu’on essaie aussi de lui faire symboliser… Un temps si perdu qu’on le pleure, que tout un pays, d’accord, est saisi, figé, par ce sentiment d’un monde invisible, parti avec lui, et qui ne sera jamais retrouvé, parce qu’il n’est plus là. Johnny Hallyday n’est pas pleuré pour sa musique, pour sa belle gueule, pour sa bêtise politique ou pour son charisme, il est pleuré parce qu’il était, pour beaucoup, en particulier pour les jeunes, la madeleine de Proust ultime, inconsciente, presque cachée, presque honteuse, celle qui ramène plus loin encore que l’enfance, celle qui ramène l’être à la vérité. C’est la seule raison qui explique que la cérémonie ait eu lieu à la Madeleine… C’est ça qui se planque fondamentalement derrière la grande démagogie qui tente de faire de lui un mec à l’ancienne, un type d’une époque plus libre… Mais quelle époque ? Qu’est-ce qu’il en reste ? La moto, les jeans bleus et une certaine naïveté… C’est la même chose quand, aujourd’hui, pour essayer de ridiculiser les terroristes, on fait croire qu’ils nous attaquent pour ce que nous sommes, et pour notre civilisation. Mais quelles en sont les preuves ? Personne, à part quelques jeunes-vieux qui n’y étaient pas, n’est nostalgique de ces décennies passées, qui en valaient d’autres. Tout le monde, par contre, est nostalgique d’une époque qui ne serait juste pas la notre, et cette époque fantasmée, c’était Johnny.
Moi, on a essayé de me faire honte toute mon enfance, et me voilà, ce matin, terriblement seul sur mon lit, face à mon écran qui me projette non seulement une liesse populaire, calme, mais qui me glisse dans les oreilles des heures et des heures de commentaires de faux experts, de faux amis, de connards, d’anciens absents, d’ex-silencieux, de précédents critiques ignobles… Johnny a été la risée du pays et de la bien-pensance de gauche, pendant toutes mes jeunes années. Johnny c’était la beauferie, le ridicule, l’ignorance, le mauvais goût, on le laissait volontiers à Raffarin et Sarkozy. Johnny c’était Laurent Gerra, les Guignols, Optic 2000, bref, une marionnette ridiculisée sympa qui permettait aux bobos, qui déteignaient alors sur la majorité de l’opinion publique, de se rassurer, et de se dévoiler pour ce qu’ils ont toujours été, bourgeois ratés et complexés : des aveugles. Oh, quand on voulait lancer quelques fleurs à Johnny, on lui disait qu’il était à l’image du peuple, avec un mépris immense, et derrière ce peuple on essayait d’y mettre l’essence des petites gens, ceux du Nord, ceux de Le Pen, ceux à santiags et à teintures jaunes pourries… Mais tous les autres, les « normaux », ceux qui étaient comme des moutons devant la Madeleine, où étaient-ils, il y a dix ans ? Pourtant, je n’ai pas grandi dans le centre de Paris, j’ai grandi à Niort, dans les Deux-Sèvres, le terrain paumé de Raffarin et Ségolène, justement, pas loin… J’aurais dû en croiser des fans de Johnny ! Eh bien non, zéro, nulle part, jamais. Le seul, c’était mon père.
Dans les dîners avec les parents de mes camarades d’école, il était ridiculisé, seul. Les autres, ces bons beaufs bien franchouillards, disaient haïr Johnny, bien sûr. À son travail, c’était le silence absolu. Chut, surtout que personne n’allume le feu ! Quand Johnny est mort, en pleine nuit, et qu’au matin j’ai eu des nouvelles de mon père, il avait beaucoup de chagrin. Il avait le sentiment d’avoir perdu comme une sorte de frère, comme une figure de famille, alors même qu’il écoutait finalement très peu sa musique. Moi je sais d’où vient cet attachement, et que personne, nulle part, n’ose analyser, trop lâches ! Je sais aussi pourquoi des jeunes gens de 25 ans se retrouvent, eux aussi, parfois même par surprise, touchés par cet événement. C’est là l’intérêt ! Si Johnny fait pleurer c’est parce qu’on s’y attache, et si on s’y attache, c’est qu’il était, comme beaucoup, laissé de côté, méprisé, et qu’il était dit de lui tout ce qu’il n’était pas, et que sa réputation était d’une injustice insupportable. Quand on le comprend, ça rend solidaire, et comme sentiment humain peu de choses valent la solidarité. Johnny sortait les seuls de la solitude. Les anciens aimaient Johnny parce qu’il était nouveau, parfois à la mode, et surprenant ; la nouvelle génération est attachée à Johnny parce qu’il était ancien, considéré ringard, et semblait être l’ennemi des méchants. Certains peuvent regretter qu’un peuple s’enthousiasme presque spirituellement pour un vulgaire chanteur plutôt que pour autre chose, la liesse populaire étant sûrement une mauvaise religion, mais plutôt que d’y voir une masse foutue, paumée, qui ne cherche qu’à se remplir du vide qui ronge, et le fait très mal, il suffit pourtant d’y voir l’espoir, celui qui prouve que les gens de France, même salis, même perdus, sont des gens croyants, tout au fond, des gens qui cherchent quelque chose.
On aime et n’aime pas Johnny pour les mauvaises raisons. Personne n’y capte rien ! Non seulement tout ce qui est artistique en Johnny Hallyday n’est pas mauvais, mais tout ce qui n’est pas artistique est tellement exceptionnel et époustouflant que ça écrase le reste. Mais ce n’est pourtant pas le musicien qui est intéressant ! Quel intérêt à expliquer que Johnny Hallyday n’est ni Mozart, ni James Brown, et pas même les Beatles ? C’est le personnage de Jean-François Stévenin dans le roman Lucette de Marc-Édouard Nabe qui avait déjà commencé à flairer ce que pouvait être vraiment Hallyday : Johnny aurait dû incarner Louis-Ferdinand Céline à l’écran, au cinéma, c’était à lui de le faire, de le ressusciter. C’est ça ! Parce que Johnny était cette gueule, certes (trop facile) ; il était surtout cet homme qui dépasse l’entendement et qui s’extrait de tous les jugements habituels applicables aux autres. Gabin, Brel, Brando, Michel Simon, il était de cette trempe de mecs. Qui nous reste-t-il ? Delon, Depardieu, oui… Je n’en vois pas d’autres. Johnny n’était pas l’Elvis de France : pas de ressemblance physique, rien dans la musique, et à part peut-être le vibrato, pas grand chose dans la voix ; le cercueil blanc, d’accord… Ce qu’il fallait aimer chez Johnny c’était ce qui ne s’explique pas et qui permettait de lui pardonner tous ses errements. On a tout tenté pour le faire tomber : ses propos sur Israël ou ses positions politiques de droite, alors qu’on fait difficilement moins politisé que lui, et qu’il fallait penser ces histoires comme tout ce qui constitue Johnny, c’est-à-dire simplement, sur des fondements biographiques ou amicaux ; son imaginaire succès limité aux Blancs, pensée fade à la Finkielkraut, alors que non seulement Johnny n’a pas attendu ces donneurs de leçons pour jouer devant des salles combles partout dans le monde, dans toutes les langues, et bien entendu en Afrique, mais que ce n’est surtout pas de son fait, et la France l’oublie un peu rapidement, si les jeunes Arabes, par exemple, avaient autre chose à penser qu’à la belle gueule de Johnny… Ce n’est pas que les Arabes d’aujourd’hui ignorent un bonhomme comme Johnny parce qu’il est blanc, c’est que les Arabes d’hier avaient d’autres préoccupations, plus importantes, que la libération sexuelle et la guitare électrique.
De sa naissance artistique à sa mort, Johnny a été gênant, tonitruant, clivant, en réalité obsédant, et peu importe ce qu’on en pensait. Il avait cette grâce, simple, offerte en don, qui enflamme, qui immortalise. Il avait un art de vivre, comme s’il avait compris, lui, les mécanismes de l’existence, de toutes ses existences, et qu’il fonçait à vive allure, juché sur le destin comme sur une moto. Je comprends parfaitement que ma génération abandonnée, pour qui vivre réellement est plus que jamais un mystère, rende un hommage sincère à Johnny Hallyday, cet homme total, nature. Quand il apparaissait, quoi qu’il fasse, il me faisait sourire : c’était une moue étrange, entre la tendresse, l’amour, l’amusement, la moquerie, l’admiration, mais j’adorais ça. Quand il s’agit de culture populaire, moi j’aime la grandiloquence, le ridicule assumé qui est poussé trop loin pour l’être encore. Et puis il avait ce physique, je le revois chanter Ne me quitte pas, au Zénith en 1984, en nage, en débardeur, les bras bandés, à genoux comme un Achille blessé, le visage taillé dans le marbre, prolongé par deux rayons bleus, petits, immenses. On ne pourra jamais lui enlever : la beauté, les looks, la voix, l’intonation, l’espèce de naïveté attachante qui cachait en réalité une sorte de génie du quotidien. Quand on le voit, dans les années 1990, on n’y croit pas, on dirait un mirage. Quand il est debout, un peu fléchi sur ses jambes, et qu’il entonne par exemple son Requiem pour un fou avec Lara Fabian (la version avec les Enfoirés vaut celle du Stade de France), on explose de rire et d’admiration devant ses positions corporelles aussi loufoques et ridicules que splendides. Il avait réussi, comme quelques rares autres, à s’extirper de l’humanité et à devenir autre chose, comme un cartoon pour certains, comme un mythe de cinéma ou de livres d’Histoire pour d’autres, et c’est la même chose. Il éclipsait tout le monde, et il l’a fait jusqu’à la fin en enterrant, c’est le cas de le dire, et c’est tant mieux, la mort de « l’immortel » D’Ormesson, autre bleuté des yeux, d’une profondeur bien moindre, les yeux et l’homme. Johnny, c’est alors bien plus que sa musique, parfois médiocre, bien plus que sa voix, pourtant extraordinaire, bien plus surtout que ses erreurs et ses saletés. Que je me moque de ceux qui voient en Hallyday un escroc, un faux authentique, et qui s’amusent de ce millionnaire adulé d’ouvriers qui s’y identifient « sans le connaître ». Quelle faiblesse de la pensée, et de la psychologie humaine ! Personne n’a jamais cru que Johnny passait sa vie dans la mine. Lui, il avait le droit d’être un pauvre type à Los Angeles. Johnny est la lune des démagos, aussi bien noire tant il les ridiculise, au fond, que dorée tant il leur a permis, toute sa vie durant, et jusque dans sa mort, en inversion, de débiter leur petitesse.
Tout n’est pas politique. Johnny, en mourant, a exposé l’inexistence de la politique. Le véritable mirage de la société humaine, c’est la politique, et ce blond hurlant n’a eu qu’à vivre puis à mourir pour l’assassiner un peu plus, et dans le pays le plus bassement politique du monde : la France. Merci Johnny, elle est là ma véritable reconnaissance éternelle. Les caquets de tous les commentateurs, analytiques, sociologues, politiques et autres experts cultivés, musicologues snobs, rabaissés, désuetisés. Johnny était l’un des plus puissants rabaisseurs de caquets ! Un type si mal compris, si mal critiqué et si mal aimé de tous ceux que j’ai toujours détestés, et que je détesterai toujours, et qui saccagent les âmes, ne peut qu’être un héros pour moi.
Je me suis souvent demandé comment Johnny pouvait transpirer autant. Maintenant, je le sais. Ce qui coulait toujours si abondamment sur le visage de Johnny quand il était sous les projecteurs, c’était les litres de larmes de ceux qui le pleureraient bientôt. Aujourd’hui, les vautours volent et sifflent, ils scrutent les charognes pour s’en empiffrer. Mais ce n’est pas demain la veille que les vautours dévoreront le loup. Les vautours parlent si mal d’amour, alors comment espérer qu’ils puissent comprendre l’amour (si particulier) sans « o » de Johnny : l’amur ! Les hommes ne savent pas aimer, leurs cœurs battent toujours trop tard.
Le corbillard, assez laid d’ailleurs, bien moderne et gris, puisque qu’ils n’ont pas eu l’idée d’accorder le véhicule avec les centaines de motards en Harley-Davidson autour, descend les Champs-Élysées… C’était pourtant le plus important : rien d’autre n’est filmé. Sur les plans larges, l’avenue est noire comme les Enfers, le ciel est vide de nuages, bleuté, sans averses, sans neige. On croirait être tout au bout de la Terre. Tout au centre, dans son cercueil blanc orné d’un Christ sur sa croix, Johnny. Devant lui, une nuée de policiers, ils clignotent, c’est tout violacé, et puis derrière lui, les motos, fixes, projetant des petites lumières, dorées sur noir, et ça descend, comme une drôle d’avalanche.
Au bas de l’avenue, juste après la Concorde, les célébrités montent les marches de la Madeleine. Au ralenti, mais sûrement, Jésus et Johnny, à moins que ce ne soit le contraire, se dirigent droit vers l’antre de Marie-Madeleine, c’est de circonstance. Depuis Victor Hugo, personne n’a eu droit à un tel hommage, et une telle ferveur n’avait pas coulé jusque dans la rue depuis la victoire de Zidane à la coupe du monde… Alors, je dois m’y résoudre, Macron, en déclarant que Johnny était carrément un héros, a raison : il m’échappe, et il devient un pilier de la nation, le papy chéri, le Dieu. C’est mérité mais c’est ignoble. Cette magnifique horreur, excessivement bien filmée, est retransmise sur toutes les télévisions, et moi je choisis France 2. Au micro, des vautours, embués, démagogiques, presque ridicules, Giesbert en tête de nuée.
Ça faisait plusieurs jours déjà que j’étais attentif, scrutant la moindre prise de parole, et que je me concentrais sur la fumée qui s’échappait du corps encore chaud de Johnny et que ses nouveaux thuriféraires reniflaient comme pour oublier combien ils ont été dégueulasses avec lui quand il vivait encore. Pas besoin d’être chic et maudit pour recevoir les foudres ingrates, pas la peine d’être Van Gogh, être Johnny est largement suffisant. J’ai beaucoup souffert des réactions à son départ dans ce qu’elles renvoyaient, en écho déformé, de ce que j’avais vécu dans ma jeunesse, quand je sentais terriblement être le seul à trouver quelque chose à Johnny et à voir ce que je voyais en lui. J’avais bien compris que ça faisait partie des choses indicibles. Même dans un pays aussi minable que la France, les véritables tabous restent rares ; aimer Johnny en était un. Aujourd’hui, je le vois déifié, sur la plus grande avenue du monde, au son d’un Président de la République qui récite un discours (Macron a été le meilleur de la journée cependant, je l’admets…) qui établit ce que tout le monde commençait à baver partout : Johnny, c’est la France. Tout le monde l’aime, et ça me révolte. D’abord, Johnny n’est pas la France, il est même tout sauf ça. Johnny Hallyday est tout sauf ce qu’on dit de lui, et il a toutes les qualités qui obligent à le respecter sauf celles que ses admirateurs mettent en avant. Parfois, quand on comprend bien que Johnny n’est pas la France, on dit que c’est l’Amérique : encore raté ! Johnny n’avait rien d’américain, il était à la fois too much et « pas assez » pour l’être : trop humble, trop ringard, pas assez kitsch, trop intelligent, pas assez bavard ; mais il n’avait absolument rien de français non plus, et c’est plus important : il était beaucoup trop radical. Il incarnait une vérité humaine, dans ce qu’elle a de plus puissant, et de plus mythiquement simple, et cette véracité de l’être humain, ce naturel, il est profondément tout ce que n’est pas la France et, dans une moindre mesure, tout ce que n’est plus l’Amérique. Il y avait en Johnny une radicalité. Radicalement sympathique, dans son sens noble, radicalement masculin, radicalement simple, radicalement attachant car malin : tout ce qui ne pouvait que le faire détester. Il n’y a qu’à propos d’Hallyday que je peux tolérer l’utilisation de l’adjectif « humain » qui, pour les autres, ne veut rien dire. Qu’on cesse alors de le drapeautiser, ce semi-Belge qui n’a rien demandé et qui fuyait la France dès qu’il en avait l’occasion, à raison, comme Depardieu qui, quand je l’ai vu, magistral, chanter Barbara, n’a pris la parole en tant que lui-même qu’une seule fois pour crier combien son pays était triste et mou (surtout les hommes).
Johnny venait d’ailleurs. Tout est toujours perdu de vue, quand bien même c’est offert à nos yeux, juste en face des trous : la portée mythique, pour ne pas dire mythologique, c’est-à-dire herculéenne – et c’est en ce sens qu’il est un héros, pas au sens connement patriotique bien sûr – de Johnny est indéniable, alors pourquoi le rabaisser à une patrie, à un peuple, à une biographie qui ne peut qu’être boiteuse tant la sienne, plus qu’une autre, est infinie ? Johnny venait d’ailleurs, de la rue qu’il disait lui, ou alors d’une meute de loups, mais en réalité plutôt d’un temps perdu, et d’un temps qui rend bien plus nostalgique qu’une époque chic et bohème, celle de Bardot, qu’on essaie aussi de lui faire symboliser… Un temps si perdu qu’on le pleure, que tout un pays, d’accord, est saisi, figé, par ce sentiment d’un monde invisible, parti avec lui, et qui ne sera jamais retrouvé, parce qu’il n’est plus là. Johnny Hallyday n’est pas pleuré pour sa musique, pour sa belle gueule, pour sa bêtise politique ou pour son charisme, il est pleuré parce qu’il était, pour beaucoup, en particulier pour les jeunes, la madeleine de Proust ultime, inconsciente, presque cachée, presque honteuse, celle qui ramène plus loin encore que l’enfance, celle qui ramène l’être à la vérité. C’est la seule raison qui explique que la cérémonie ait eu lieu à la Madeleine… C’est ça qui se planque fondamentalement derrière la grande démagogie qui tente de faire de lui un mec à l’ancienne, un type d’une époque plus libre… Mais quelle époque ? Qu’est-ce qu’il en reste ? La moto, les jeans bleus et une certaine naïveté… C’est la même chose quand, aujourd’hui, pour essayer de ridiculiser les terroristes, on fait croire qu’ils nous attaquent pour ce que nous sommes, et pour notre civilisation. Mais quelles en sont les preuves ? Personne, à part quelques jeunes-vieux qui n’y étaient pas, n’est nostalgique de ces décennies passées, qui en valaient d’autres. Tout le monde, par contre, est nostalgique d’une époque qui ne serait juste pas la notre, et cette époque fantasmée, c’était Johnny.
Moi, on a essayé de me faire honte toute mon enfance, et me voilà, ce matin, terriblement seul sur mon lit, face à mon écran qui me projette non seulement une liesse populaire, calme, mais qui me glisse dans les oreilles des heures et des heures de commentaires de faux experts, de faux amis, de connards, d’anciens absents, d’ex-silencieux, de précédents critiques ignobles… Johnny a été la risée du pays et de la bien-pensance de gauche, pendant toutes mes jeunes années. Johnny c’était la beauferie, le ridicule, l’ignorance, le mauvais goût, on le laissait volontiers à Raffarin et Sarkozy. Johnny c’était Laurent Gerra, les Guignols, Optic 2000, bref, une marionnette ridiculisée sympa qui permettait aux bobos, qui déteignaient alors sur la majorité de l’opinion publique, de se rassurer, et de se dévoiler pour ce qu’ils ont toujours été, bourgeois ratés et complexés : des aveugles. Oh, quand on voulait lancer quelques fleurs à Johnny, on lui disait qu’il était à l’image du peuple, avec un mépris immense, et derrière ce peuple on essayait d’y mettre l’essence des petites gens, ceux du Nord, ceux de Le Pen, ceux à santiags et à teintures jaunes pourries… Mais tous les autres, les « normaux », ceux qui étaient comme des moutons devant la Madeleine, où étaient-ils, il y a dix ans ? Pourtant, je n’ai pas grandi dans le centre de Paris, j’ai grandi à Niort, dans les Deux-Sèvres, le terrain paumé de Raffarin et Ségolène, justement, pas loin… J’aurais dû en croiser des fans de Johnny ! Eh bien non, zéro, nulle part, jamais. Le seul, c’était mon père.
Dans les dîners avec les parents de mes camarades d’école, il était ridiculisé, seul. Les autres, ces bons beaufs bien franchouillards, disaient haïr Johnny, bien sûr. À son travail, c’était le silence absolu. Chut, surtout que personne n’allume le feu ! Quand Johnny est mort, en pleine nuit, et qu’au matin j’ai eu des nouvelles de mon père, il avait beaucoup de chagrin. Il avait le sentiment d’avoir perdu comme une sorte de frère, comme une figure de famille, alors même qu’il écoutait finalement très peu sa musique. Moi je sais d’où vient cet attachement, et que personne, nulle part, n’ose analyser, trop lâches ! Je sais aussi pourquoi des jeunes gens de 25 ans se retrouvent, eux aussi, parfois même par surprise, touchés par cet événement. C’est là l’intérêt ! Si Johnny fait pleurer c’est parce qu’on s’y attache, et si on s’y attache, c’est qu’il était, comme beaucoup, laissé de côté, méprisé, et qu’il était dit de lui tout ce qu’il n’était pas, et que sa réputation était d’une injustice insupportable. Quand on le comprend, ça rend solidaire, et comme sentiment humain peu de choses valent la solidarité. Johnny sortait les seuls de la solitude. Les anciens aimaient Johnny parce qu’il était nouveau, parfois à la mode, et surprenant ; la nouvelle génération est attachée à Johnny parce qu’il était ancien, considéré ringard, et semblait être l’ennemi des méchants. Certains peuvent regretter qu’un peuple s’enthousiasme presque spirituellement pour un vulgaire chanteur plutôt que pour autre chose, la liesse populaire étant sûrement une mauvaise religion, mais plutôt que d’y voir une masse foutue, paumée, qui ne cherche qu’à se remplir du vide qui ronge, et le fait très mal, il suffit pourtant d’y voir l’espoir, celui qui prouve que les gens de France, même salis, même perdus, sont des gens croyants, tout au fond, des gens qui cherchent quelque chose.
On aime et n’aime pas Johnny pour les mauvaises raisons. Personne n’y capte rien ! Non seulement tout ce qui est artistique en Johnny Hallyday n’est pas mauvais, mais tout ce qui n’est pas artistique est tellement exceptionnel et époustouflant que ça écrase le reste. Mais ce n’est pourtant pas le musicien qui est intéressant ! Quel intérêt à expliquer que Johnny Hallyday n’est ni Mozart, ni James Brown, et pas même les Beatles ? C’est le personnage de Jean-François Stévenin dans le roman Lucette de Marc-Édouard Nabe qui avait déjà commencé à flairer ce que pouvait être vraiment Hallyday : Johnny aurait dû incarner Louis-Ferdinand Céline à l’écran, au cinéma, c’était à lui de le faire, de le ressusciter. C’est ça ! Parce que Johnny était cette gueule, certes (trop facile) ; il était surtout cet homme qui dépasse l’entendement et qui s’extrait de tous les jugements habituels applicables aux autres. Gabin, Brel, Brando, Michel Simon, il était de cette trempe de mecs. Qui nous reste-t-il ? Delon, Depardieu, oui… Je n’en vois pas d’autres. Johnny n’était pas l’Elvis de France : pas de ressemblance physique, rien dans la musique, et à part peut-être le vibrato, pas grand chose dans la voix ; le cercueil blanc, d’accord… Ce qu’il fallait aimer chez Johnny c’était ce qui ne s’explique pas et qui permettait de lui pardonner tous ses errements. On a tout tenté pour le faire tomber : ses propos sur Israël ou ses positions politiques de droite, alors qu’on fait difficilement moins politisé que lui, et qu’il fallait penser ces histoires comme tout ce qui constitue Johnny, c’est-à-dire simplement, sur des fondements biographiques ou amicaux ; son imaginaire succès limité aux Blancs, pensée fade à la Finkielkraut, alors que non seulement Johnny n’a pas attendu ces donneurs de leçons pour jouer devant des salles combles partout dans le monde, dans toutes les langues, et bien entendu en Afrique, mais que ce n’est surtout pas de son fait, et la France l’oublie un peu rapidement, si les jeunes Arabes, par exemple, avaient autre chose à penser qu’à la belle gueule de Johnny… Ce n’est pas que les Arabes d’aujourd’hui ignorent un bonhomme comme Johnny parce qu’il est blanc, c’est que les Arabes d’hier avaient d’autres préoccupations, plus importantes, que la libération sexuelle et la guitare électrique.
De sa naissance artistique à sa mort, Johnny a été gênant, tonitruant, clivant, en réalité obsédant, et peu importe ce qu’on en pensait. Il avait cette grâce, simple, offerte en don, qui enflamme, qui immortalise. Il avait un art de vivre, comme s’il avait compris, lui, les mécanismes de l’existence, de toutes ses existences, et qu’il fonçait à vive allure, juché sur le destin comme sur une moto. Je comprends parfaitement que ma génération abandonnée, pour qui vivre réellement est plus que jamais un mystère, rende un hommage sincère à Johnny Hallyday, cet homme total, nature. Quand il apparaissait, quoi qu’il fasse, il me faisait sourire : c’était une moue étrange, entre la tendresse, l’amour, l’amusement, la moquerie, l’admiration, mais j’adorais ça. Quand il s’agit de culture populaire, moi j’aime la grandiloquence, le ridicule assumé qui est poussé trop loin pour l’être encore. Et puis il avait ce physique, je le revois chanter Ne me quitte pas, au Zénith en 1984, en nage, en débardeur, les bras bandés, à genoux comme un Achille blessé, le visage taillé dans le marbre, prolongé par deux rayons bleus, petits, immenses. On ne pourra jamais lui enlever : la beauté, les looks, la voix, l’intonation, l’espèce de naïveté attachante qui cachait en réalité une sorte de génie du quotidien. Quand on le voit, dans les années 1990, on n’y croit pas, on dirait un mirage. Quand il est debout, un peu fléchi sur ses jambes, et qu’il entonne par exemple son Requiem pour un fou avec Lara Fabian (la version avec les Enfoirés vaut celle du Stade de France), on explose de rire et d’admiration devant ses positions corporelles aussi loufoques et ridicules que splendides. Il avait réussi, comme quelques rares autres, à s’extirper de l’humanité et à devenir autre chose, comme un cartoon pour certains, comme un mythe de cinéma ou de livres d’Histoire pour d’autres, et c’est la même chose. Il éclipsait tout le monde, et il l’a fait jusqu’à la fin en enterrant, c’est le cas de le dire, et c’est tant mieux, la mort de « l’immortel » D’Ormesson, autre bleuté des yeux, d’une profondeur bien moindre, les yeux et l’homme. Johnny, c’est alors bien plus que sa musique, parfois médiocre, bien plus que sa voix, pourtant extraordinaire, bien plus surtout que ses erreurs et ses saletés. Que je me moque de ceux qui voient en Hallyday un escroc, un faux authentique, et qui s’amusent de ce millionnaire adulé d’ouvriers qui s’y identifient « sans le connaître ». Quelle faiblesse de la pensée, et de la psychologie humaine ! Personne n’a jamais cru que Johnny passait sa vie dans la mine. Lui, il avait le droit d’être un pauvre type à Los Angeles. Johnny est la lune des démagos, aussi bien noire tant il les ridiculise, au fond, que dorée tant il leur a permis, toute sa vie durant, et jusque dans sa mort, en inversion, de débiter leur petitesse.
Tout n’est pas politique. Johnny, en mourant, a exposé l’inexistence de la politique. Le véritable mirage de la société humaine, c’est la politique, et ce blond hurlant n’a eu qu’à vivre puis à mourir pour l’assassiner un peu plus, et dans le pays le plus bassement politique du monde : la France. Merci Johnny, elle est là ma véritable reconnaissance éternelle. Les caquets de tous les commentateurs, analytiques, sociologues, politiques et autres experts cultivés, musicologues snobs, rabaissés, désuetisés. Johnny était l’un des plus puissants rabaisseurs de caquets ! Un type si mal compris, si mal critiqué et si mal aimé de tous ceux que j’ai toujours détestés, et que je détesterai toujours, et qui saccagent les âmes, ne peut qu’être un héros pour moi.
Je me suis souvent demandé comment Johnny pouvait transpirer autant. Maintenant, je le sais. Ce qui coulait toujours si abondamment sur le visage de Johnny quand il était sous les projecteurs, c’était les litres de larmes de ceux qui le pleureraient bientôt. Aujourd’hui, les vautours volent et sifflent, ils scrutent les charognes pour s’en empiffrer. Mais ce n’est pas demain la veille que les vautours dévoreront le loup. Les vautours parlent si mal d’amour, alors comment espérer qu’ils puissent comprendre l’amour (si particulier) sans « o » de Johnny : l’amur ! Les hommes ne savent pas aimer, leurs cœurs battent toujours trop tard.
David Vesper