À chaque nouvelle semaine son nouveau scandale, dégoulinant des esprits hypocrites des branchés à tout et donc à rien. C’est comme s’il fallait sans cesse renouveler en ligne son mécontentement et surtout, plus intéressant, essayer d’exposer le plus possible, chaque jour qui passe, son indignation tolérante, presque sa bienséance. Je me souviens de jours, pas si éloignés que ça, et qui pourtant me semblent être d’une ère révolue, où il faisait bon passer pour un rebelle, jouer un peu au marginal. C’est terminé ! Maintenant, le chic le plus absolu, c’est à nouveau d’être bien-pensant, droit dans ses bottes (enfin « bottes », attention…) ! C’est apparemment devenu intolérable de voir ce qu’on est, et de le montrer, et d’avouer aimer ce qu’on aime : la société est plongée dans une sorte de négationnisme de l’intériorité et de la vérité de l’être. Ce qui compte n’est plus ce qu’on pense mais ce qu’on dit, et les deux doivent être le plus déliés possible. Le négationnisme de soi, thème immense de notre époque qu’il faudra décortiquer, exposer, et expliquer… C’est un blocage passionnant entre la vision, dans le sens de l’âme, et la vérité la plus proche du cœur, celle même qu’on porte en nous, celle même qui paraît être la plus évidente, indéniable. C’est comme si un bandeau noir avait été posé sur les yeux du monde pour créer un vide, un trou de néant entre l’ego et l’extérieur, une barrière de protection, comme si finalement le premier œil était masqué pour s’aveugler à la violence inédite d’une époque sur une génération, et le second était fermé, lui, pour nier, en soi, la violence de nos propres réactions, de notre propre cœur, et l’horreur de notre rapport à l’horreur. C’est le negotionnisme ! C’est sûr que parfois, il vaut mieux faire l’autruche. Mais faire l’autruche de soi-même, à ce point ? On la met où la tête, dans le cul ?
     Cette fois, c’est Logan Paul qui a été la victime, présenté cependant comme le coupable de ce tourbillon de donneurs de leçons salauds. Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Logan Paul, parce que les Français mettent toujours cinq bonnes années à rattraper leur retard, même quand il ne faudrait pas, sur les États-Unis, Logan Paul c’est un jeune mec d’à peine vingt ans et qui œuvre en vidéos sur YouTube. Un youtuber, qu’on appelle ça. Il est aujourd’hui l’un des influenceurs les plus puissants et l’un des acteurs principaux de ce qu’on appelle le « divertissement ». C’est sur Vine qu’il s’est fait connaître il y a quelques années. Il y faisait des petites séquences filmées, souvent humoristiques ou absurdes, d’une durée maximale de six secondes. C’était le concept. Depuis racheté et fermé, Vine n’est plus, et tous les vineurs ont migré sur d’autres continents. Pour Logan, c’était évident, il lui fallait foncer vers L’Eldorado : YouTube. Finis les petits sketchs amusants, il allait falloir dorénavant s’attaquer à la durée, au montage, à la fidélisation d’une audience, et trouver surtout un moyen de gagner sa vie avec ces guignoleries, parce que Logan Paul, s’il faut le décrire, est avant tout une caricature du jeune ambitieux américain, gros beauf musclé, beau gosse surfeur obsédé par l’argent, les filles, les voitures et les nouvelles technologiques, avec comme horizon, au fond, la névrose d’être premier et de « réussir » ! Alors, pour se refaire, il a pris la voie la plus fainéante mais royale : le vlog ! Le vlog, c’est comme un blog, mais en vidéo. Chaque jour, Logan Paul filme sa vie, la monte et la diffuse. C’est comme un journal intime filmé et biaisé par l’argent, la célébrité, l’apparence, les sponsors et la recherche du succès. Logan à la plage, Logan dans l’avion, Logan se bat contre un ours, etc. De plus en plus fort, pense-t-il, et de plus en plus divertissant. La popularité de son manège explose, tout le monde adore là-bas ! Pour le nouvel an, Logan est parti au Japon, et c’est au pays du soleil levant que la foule, aussi haineuse de ses idoles que jalouse de ses propres passions, a essayé d’éteindre Logan en le forçant à se coucher.
     Logan, comment as-tu pu être si naïf ? Tu le sais bien que l’arrogance ne paye qu’un temps, le temps que tous tes fans s’empiffrent de leurs hamburgers de gros dégueulasses, bavant de rire et oubliant, en robots détraqués, leur vide, devant tes vidéos. Après, ça se retourne comme une tornade, et tu prends tout dans le museau. Logan, cette fois-ci, voulait « visiter » une forêt ! Les explorations sont très à la mode dans le petit univers de la vidéo, ces derniers mois : on cherche des fantômes, on s’infiltre dans des bateaux abandonnés, et autres joyeusetés aussi débiles qu’intéressantes. Au pied du Mont Fuji, dans la forêt Aokigahara, surnommée aussi « la forêt des suicides », Logan, un bonnet vert ridicule, sorte de Pikachu périmé et fondu, sur la tête, décide avec ses amis d’y aller faire un tour, à la recherche d’un peu de sensationnel, d’une vidéo camping frissonnante. Très commun, et très apprécié par les adolescents qui composent sa communauté. À peine une centaine de mètres après avoir quitté le parking, la petite troupe cesse de rire : déjà, l’ambiance change. Un Japonais trône, si on peut dire, le dos collé aux écorces d’un arbre, en lévitation, retenu autour de son cou par une corde. Le type est pendu à une branche, mort, encore assez frais. Logan Paul est livide. Il est blanc comme la neige de la fameuse montagne qui le toise. Nerveusement, il jongle entre le discours bateau sur le suicide et combien c’est très sérieux, le suicide, et que ce n’est pas une blague, le suicide, et puis les rires, nerveux, jaunes, même, si on peut dire, cette fois. Tellement habitué à vivre avec et pour sa caméra, Logan ne se pose même pas la question et il capture tout : aussi bien sa trogne que les mains violacées du macchabée. Joli symbole pour 2018 que Logan assume parfaitement : c’est le monde qu’il connaît, celui du selfie, des réseaux sociaux, de la GoPro sur le front et de la demande exponentielle de celui qui regarde pour de la rapidité, pour du fun, du violent, du gore, de l’extrême. Pour Logan, c’est naturel. Moi, je n’ai rien contre ça. Mais eux, si, alors eux… Eux, ces serpents ! Eux, ils se sont tous retournés !
     Logan, quand il est rentré à l’hôtel, qu’il a ouvert Final Cut pour faire son montage, et qu’il a uploadé la vidéo sur sa chaîne YouTube, il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’ils allaient lui faire. Il pensait simplement détenir une vidéo réussie, puissante, choquante : il avait même choisi de faire un montage de sa tête apeurée à côté du corps flouté (comme dans toute la vidéo) du pendu, pour mettre en miniature et attirer encore plus. Il clique, c’est parti ! Les premières heures se passent à merveille, les centaines de milliers de vues s’enchainent et les milliers de pouces bleus (signe que les gens aiment) se lèvent vers le ciel de la toile ! Tout va bien, comme d’habitude. Tout le monde, à part le pendu, s’endort sur ses deux oreilles. Le lendemain, et le délai est toujours un signe qui schlingue, Twitter et ses drôles de sales chevaliers s’emparent de la vidéo et décident qu’elle est scandaleuse, horrible, irrespectueuse. Logan Paul, déjà bien critiqué auparavant, est officiellement un monstre. Logan, à peine libéré de sa forêt glauque, se retrouve plongé dans la jungle de Twitter où hurlent des singes muets à perte de vue. La haine, elle, a lâché ses chiens. Les petites salopes s’offusquent toutes ! C’est un tsunami de bien-pensance impensable. On lit que c’est méprisable et intolérable de filmer un mort, de mettre en scène la mort, même masquée. On l’accuse de n’avoir aucun respect pour la famille du mort (qui devait pourtant s’en foutre pas mal pour le laisser s’étouffer à côté d’un parking) et d’essayer de se faire de l’argent grâce à cette trouvaille morbide (alors qu’il avait démonétisé sa vidéo, le bougre). Tous outrés ! Logan craque, mauviette, et retire la vidéo. Trop tard, le mal est fait. Articles de journaux, commentaires, tweets, presse, télévision, et milliers de « clashs YouTube » contre lui, c’est une vague qu’il ne peut pas surfer… Même Pewdiepie, le roi de YouTube, soutenu par ses soixante millions de fans, ose attaquer son nouvel ennemi. Pewdiepie, pourtant très sympathique, qui nage avec difficulté lui-même contre la bien-pensance qui l’accuse depuis deux ans d’être nazi, raciste et misogyne, et qui a bien fait son beurre et sur ses affaires et sur son art d’appâter les adolescents en titrant ses vidéos comme un vulgaire publicitaire de seconde zone, attaque violemment Logan Paul en en faisant le cancer de YouTube. Il utilise les mêmes poncifs que ses propres contradicteurs. Logan Paul est décidément allé trop loin… Je n’ai pas trouvé une seule, vraiment pas une seule, voix dissidente. C’est l’unanimité absolue ! Pourtant, moi, ça ne m’allait pas, et si j’étais encore le seul, tant pis : et si Logan Paul n’avait rien fait de mal, si ce n’est dévoiler l’hypocrisie et la lâcheté passionnantes de ses contemporains ? Il y avait le rapport à l’image, à la mort, au suicide, à l’omniprésence addictive du virtuel et la honte qu’elle engendre chez tous ces cons… C’était trop mes sujets, c’était trop évident pour moi, alors j’ai décidé de le défendre. Sauver le soldat Paul !

Logan Paul endeuillé.

     Logan Paul n’a rien fait de mal. Il a filmé la réalité, il a filmé ce qu’il avait devant les yeux. Au-delà de cette évidence, c’est que cette vidéo ait fait polémique aujourd’hui qui est à questionner. La mode immense des dernières semaines vidéoludiques, c’est celle du « Battle Royal », cet univers métaphorique, souvent décliné en films (le plus fameux date du début du siècle et vient du Japon…) ou en jeux, explose. Toute la plate-forme YouTube est infestée de joueurs qui se filment en train d’évoluer dans des mondes virtuels dans lesquels ils incarnent des personnages largués sur des îlots avec des dizaines d’autres joueurs qui n’ont tous qu’un seul but : être le dernier survivant, et donc se tuer. La culture pop, comme on dit, celle qui fait des Logan Paul du monde des stars, est envahie par la mort : les clips, les meilleures ventes de jeux, les séries les plus regardées, de The Walking Dead à Stranger Things : les monstres sont partout, et plus le sang gicle et les membres s’arrachent, plus ça fait de l’audience. Plus vicieux encore : pas grand chose n’est plus regardé sur les sites de streaming que les séquences de suicide, de pauvres femmes qui se jettent sous des trains, c’est la sensation qui compte ! Sur internet, les sites les plus fréquentés par les adolescents sont ceux qu’on dit être « interdits » mais qui ne le sont pas du tout puisqu’ils sont trouvables sur Google en deux clics, comme n’importe quels autres sites. Ces sites, comme Liveleak, sont des banques de données de la barbarie : des décapitations, des meurtres, des viols, des tortures, des chiens qui bouffent des enfants, etc. Les jeunes en raffolent. Sur le fameux forum de Jeuxvideo.com, le « 18-25 » (forum le plus fréquenté d’Europe), la nuit, ils organisent ce qu’ils appellent « la purge » quotidienne : ils s’échangent de ces liens. Ils cherchent à ressentir quelque chose. Au moins un frisson… Ça devient difficile. Tout est si glacial ! Pourtant, une vidéo éditée, avec des plans propres, une vidéo finalement grand public, une vidéo floutée qui met en scène la mort d’un homme, fait les gros titres, et devient le symbole de l’indécence, et de la ligne rouge. La carrière d’un jeune garçon est en jeu ! Quel numéro…
     Alors pourquoi ? Parce que cette mort est réelle et qu’elle est la suite d’un suicide, et d’un suicide d’un Japonais. C’est la raison la plus bateau, mais qu’il faut rappeler. Il reste encore ce tabou du suicide, et du suicide très probablement lié au travail, et à la solitude : ça ne fait pas très bon ménage, philosophiquement, avec la légèreté d’une meute d’internautes avides de contenu abrutissant, c’est sûr… Un peu culpabilisant peut-être ? Parce que la boule de neige de l’indignation marche toujours ! On crie souvent bêtement à la course au sensationnel et au buzz pour critiquer les rebelles, les gaffeurs et les salopards, mais je vois pourtant cette immonde pratique être l’apanage des « normaux », ces ordures, des journalistes, des gauchistes, des petits tolérants du côté propret, rose, et faussement solidaire d’internet. Ce sont eux, ces déchets, mes ennemis, ce sont eux, tous ces faux offusqués, ces féministes endormies, ces pédés, ces anti-racistes, ces étudiants, ces athées forcenés, ce sont tous ces frustrés qui ne peuvent pourtant ni chier ni s’endormir sans l’aide de leur smartphone pour leur changer les idées, qui sont le Mal et qui font la loi. Ils iront en Enfer d’hypocrisie. Il ne faut pas oublier non plus que le suicide reste une transgression religieuse très grave, et que ce soit ce sujet qui cristallise autant le mal-être, la gène et le choc chez tous ces laïcards combattifs, ce n’est pas gratuit… Ils n’ont rien dit quand Logan, les jours précédents, enchainait les vidéos racistes et bien lourdes. Pourtant il balançait carrément des pokéballs sur des bridés dans les rues japonaises, sous-entendant qu’ils étaient tous des petits pokémons grandeur nature… Ils avaient un boulevard pour s’offusquer, mais non… Parce que surtout, et c’est là que je crois avoir mis le doigt sur quelque chose, Logan Paul leur a fait honte !
     C’est un terme qui est beaucoup ressorti, la honte ! C’est le concept le plus intéressant du moment, pour moi. Logan Paul fait honte, disent-ils. C’est très lacanien : il fait honte, c’est vrai, mais ce n’est pas lui qui devrait avoir honte, ce n’est pas de lui dont ils ont honte, c’est d’eux-mêmes. C’est lui qui fout la honte aux autres. Ce qui a bloqué, avec cette vidéo, c’est qu’ils ont été mis face à leur insensibilité. C’est dans la sphère la plus légère et la plus honteuse du quotidien des hommes qu’ils ont été foudroyés par le réel et qu’ils ont eu honte. Ce n’est pas la dureté de la réalité qui a fait couiner ; ce n’est pas le tabou du cadavre montré qui a posé problème, même si on a tenté de réécrire le Tartuffe de Molière en hurlant de cacher ce corps qu’ils voulaient pourtant tous voir… Ce n’est pas la peur ou le choc qui ont obligé Logan à supprimer sa vidéo. C’est le contraire. C’est la culpabilité que l’homme a de sa passion de la souffrance. Les hommes sont devenus insensibles à l’image de la mort, et ils ne l’assument pas. Tout dans la vie se joue avec la mort.
     Et puis ils savent bien qu’à si mal utiliser le virtuel, ils le tuent et se tuent eux-mêmes au passage, et pour eux cette addiction aussi est honteuse. Logan Paul, dans une inconscience dégueulasse, typiquement américaine, a craché toutes ces saloperies aux gueules de tous, et pour ne pas s’assumer comme les pourris qu’ils sont, ils ont choisi de le punir lui, Paul, et de le pendre à son tour ! Étouffés par cette vidéo, ils ont voulu épingler Logan à un arbre, sans floutage, pour le terminer, comme le pendu de sa vidéo l’a fait sans emmerder personne (pensait-il) ! Aveugles d’eux-mêmes qui ne peuvent pas supporter qu’on projette sous leurs paupières fermées vers leurs intérieurs des vérités douloureuses. Fuyards qui cachent leur envie inconsciente de religion, leur désir et leur peur de la mort, leur froideur sans sensibilité, extrême, leur addiction au numérique, leur sadisme… Logan, lui, s’est dégonflé comme un ballon, il a demandé pardon… Tant pis.
     Dès que l’époque se retourne contre elle-même et s’utilise, ça ne va plus. Dès qu’on met un bout de vérité dans cette vase virtuelle, ça se ferme. Ça montre bien ce que j’ai toujours su : ce monde d’internet, cette virtualité et ce numérique qu’on essaie toujours de faire passer pour du toc, est bien réel. Il fait mal et il donne des coups, de vrais coups. Il est d’autant plus cruel qu’il est omniscient, omniprésent, et que son hypermnésie est absolue. C’est le sujet de notre génération, c’est mon sujet, et c’est celui avec lequel Logan Paul, bouffon généreux, victime de cette lâcheté de masse, a, malgré lui, pendu l’humanité de tous ces paumés, ces malheureux.

David Vesper